Apprendre à voir

Jan van Eyck, la grandeur au miroir de l'intime

Publié le 17 octobre 2012

Van Eyck, Agneau mystique

Hubert et Jan van Eyck, Polyptyque de l'Agneau mystique ouvert,
huile sur bois, achevé en 1432,
Gand, cathédrale Saint-Bavon (accéder à la macrophotographie)
La restauration du retable vient de commencer et doit s'étendre sur 5 ans.

Il m'a fallu plus de trois semaines pour élaborer ce long message. Jan van Eyck fait partie de ces artistes qui en viennent à vous obséder et que vous avez du mal à quitter. Il multiplie les indices mais reste si mystérieux... j'espère que vous vous régalerez autant que moi.

Pour son époque, on sait finalement beaucoup de choses de son parcours et de ses ambitions. Il n'est pas, comme on l'a cru dès la Renaissance, l'inventeur de la peinture à l'huile, mais sans lui, les Primitifs flamands n'auraient pas pu développer leur art de l'illusion. Il est en tous les cas le premier d'entre eux à signer ses œuvres. À la manière des nobles, il adopte même une devise (Als ich kan, c'est-à-dire « comme je peux » ou « de mon mieux »).

Sans doute originaire de Maaseyck (Eyck-sur-Meuse) près de Maastricht aux Pays-Bas, il mène sa carrière à La Haye (1422-24), Lille (1425-28) puis Bruges (1430-41), tout en voyageant régulièrement pour le compte de son protecteur, le duc de Bourgogne et comte de Flandre Philippe le Bon, qui règne de 1419 à 1464.

C'est un peintre d'un niveau intellectuel tout à fait remarquable, comme en témoignent les jugements émis sur lui (y compris par Philippe le Bon lui-même), mais surtout les constructions savantes de ses œuvres, tant sur le plan optique que chimique ou symbolique.

Un brin de chronologie

Je me suis fondée ici sur les documents d'archives et ses œuvres signées et datées.

Autoportraits ?

Van Eyck, Homme au turban rouge

Jan van Eyck, L'homme au turban rouge,
probable autoportrait, huile sur bois, 1433,
Londres, National Gallery.

Van Eyck, Agneau mystique, Juges intègres

Jef van der Veken d'après l'original volé de Jan van Eyck, Polyptyque de l'Agneau mystique,
détail du panneau des Juges intègres : probable autoportrait
,
huile sur bois, 1939-1945,
Gand, cathédrale Saint-Bavon.

L'un des points forts de Van Eyck, on y reviendra, est le portrait. Il y apporte une innovation considérable : le regard tourné vers le spectateur. Son fameux Homme au turban rouge est sûrement un autoportrait réalisé à l'aide d'un miroir. Il sert de point de départ à un roman d'Élisabeth Bélorgey, Autoportrait de Van Eyck (Éditions Fayard, 2000), tant il est vrai qu'on croit pouvoir y déceler sa curiosité insatiable, son exigence, sa volonté de durer.

Selon le peintre gantois Lucas de Heere (1534-1584), un (autre ?) autoportrait figurait sur le volet gauche du Polyptyque de l'Agneau mystique, volé en 1934, mais connu par une copie. Jan y figure parmi les juges intègres, vêtu d'un turban noir, et d'un collier rouge à médaillon ; là aussi il regarde le spectateur.

L'anecdote est reprise par Carel van Mander dans son Schilderboek (« Livre des peintres », 1604). Le rapprochement entre les deux autoportraits supposés fonctionne très bien, même si quelques rides sont apparues entre temps.

Van Eyck et le dessin

Van Eyck, Dessin cardinal Albergati

Jan van Eyck, Portrait du cardinal Albergati,
dessin à la pointe d'argent sur papier préparé,
vers 1431-35, Dresde, Kupferstichkabinett.
Accéder à la macrophotographie.

Il reste un unique dessin attribué avec quasi certitude à Van Eyck. C'est un portrait du cardinal Niccolò Albergati, qu'il a peint par la suite. La rencontre s'est produite en 1431 à Bruges, mais la concrétisation du portrait peint semble avoir pris du temps. De manière à peindre en l'absence du modèle, Van Eyck a porté sur son dessin pas moins de 14 indications de nuances en moyen néerlandais : « les lèvres blanchâtres-pourpre », le nez et les joues « brun sanguin » etc.
Il n'épargne pas son modèle, auquel il donne pourtant un air de bonhommie rayonnante (moins dans la version peinte me semble-t-il). Dans le blanc de la feuille dégagé par un jeu de hachures superposées et estompées, les pommettes, le léger sourire apparaissent comme en pleine lumière. À noter, Van Eyck ne recourt pas ici à la technique des hachures croisées, contrairement à ses confrères.
Le dessin a été réalisé à l'aide de deux pointes d'argent (argent pur pour les contours, argent + cuivre pour le modelé). La pointe d'argent est la technique privilégiée des Primitifs flamands. Elle est particulièrement exigente car le trait ne se fixe que lorsque les particules métalliques s'oxydent au contact de l'air et deviennent brunes. Pour améliorer le contraste, on utilise un papier préparé, ici recouvert d'une couche de phosphate de calcium (os broyé) et de blanc de plomb. Après analyse chimique, il s'avère que les inscriptions sont tracées à l'aide d'une pointe en or (qui donne un trait plus gris).

Van Eyck, Tableau Cardinal Albergati

Jan van Eyck, Portrait du cardinal Albergati,
huile sur bois, vers 1438 ?,
Vienne, Kunsthistorischesmuseum.

À la fin de sa carrière, Van Eyck s'amusera à reproduire en grisaille (pigment noir + eau + un peu d'huile) l'effet d'un tel dessin : c'est la Sainte Barbe, datée de 1437. La sainte est assise devant la tour qui lui sert d'attribut, mais celle-ci est encore en chantier. On a vraiment l'impression d'un croquis d'architecture, tel qu'en réalisera Albrecht Dürer lors de son voyage aux Pays-Bas (1520-21).
Grâce à la technique de la réflectographie infra-rouge réalisée en laboratoire, on a aussi étudié en détail le dessin sous-jacent sur des tableaux achevés. Il s'agit de l'esquisse, à la pierre noire, de la composition, faite sur la couche de préparation blanche. Elle révèle surtout des ajustements anatomiques (le visage des anges chanteurs, la position des mains d'Adam ou la poitrine d'Ève). Tous ces détails sont à admirer en gros plan sur le site http://vaneyck.kikirpa.be/ consacré au retable de l'Agneau mystique. Ils semblent confirmer l'impression des historiens de l'art que seul le panneau central, l'Adoration de l'Agneau, avait pu être achevé par Hubert van Eyck. Là où les personnages d'Hubert ont un aspect un peu plat, surtout vu de profil, ceux de Jan sont vraiment travaillés en volume : leur modelé, créé par la juxtaposition de valeurs plus ou moins sombres, leur donne une allure plus monumentale.

Van Eyck et la peinture à l'huile

Ainsi, toutes les œuvres signées et datées de Van Eyck sont concentrées dans la décennie 1430. Elles forment un ensemble cohérent de dix tableaux, auquel on ajoute une dizaine d'attributions supplémentaires fiables. On ignore comment Jan van Eyck, ainsi que son frère aîné Hubert, qui semblait jouir d'une grande réputation à Gand, se sont formés. On a également perdu tout témoignage de Jan en matière de peinture décorative, vraisemblablement murale. Ne subsistent que des tableaux peints sur bois (l'Annonciation de Washington a depuis été transposée sur toile) à l'aide de pigments dilués dans l'huile (de lin en général). Avant lui, la peinture de chevalet, qui se développe en Europe occidentale à partir du 13e siècle en Italie, utilisait deux liants : la colle ou le blanc d'œuf. Les manuscrits enluminés, eux, étaient peints à la détrempe (pigments + colle ou jaune d'œuf + eau sur du parchemin le plus souvent), avec éventuellement des rehauts de gouache (pigments + gomme arabique). Pour fixer et faire briller les couleurs, on ajoutait des vernis, encore assez instables. À l'aide des analyses chimiques modernes, on a pu observer la technique de Van Eyck :

Ainsi, le peintre ne délaisse pas les techniques anciennes : il enrichit sa palette de nouvelles possibilités, les glacis, pour mieux figurer les effets de la lumière sur les matériaux. Fort de sa technique, il est non seulement un brillant coloriste mais même un excellent illusionniste. Les textiles notamment, brocard de soie, fourrure, tapis de laine... sont époustouflants de vérité.
Ses pigments, d'origine tantôt minérale, tantôt végétale, tantôt animale, sont tout à fait traditionnels pour l'époque (lapis-lazuli ou azurite pour le bleu, cuivre ou malachite pour le vert, oxyde plomb-étain ou ocre pour le jaune, ocre rouge, vermillon ou garance pour le rouge, ocre brun, noir animal, blanc de plomb). Tous ces matériaux, notamment l'or et d'autres pigments minéraux, étaient coûteux car il fallait les importer. Il n'aurait certainement pas pu se lancer dans toutes ces recherches sans le financement régulier que lui procurait sa pension et la réputation qui l'accompagnait. Grâce aux inscriptions portées sur les cadres, on sait par exemple que la Vierge au chanoine van der Paele a été achevée en deux ans (1434-1436), la petite Vierge à la fontaine en seulement un an (1439).
Pour lui permettre de faire toutes ses recherches, les apprentis de van Eyck devaient broyer du pigment tant et plus !

Un style de plus en plus minimaliste ?

Pour apprendre à reconnaître le style d'un artiste ancien, l'idéal est de pouvoir comparer des motifs qui reviennent. Pour Van Eyck comme pour beaucoup de ses contemporains, la Vierge Marie constitue un leitmotiv.

Chez Van Eyck, l'originalité n'est pas tant dans l'iconographie (le choix des objets représentés) que dans la composition. Avec plus de 300 personnages répartis sur 20 panneaux articulés, l'Agneau mystique, tiré des visions de l'Apocalypse de Saint-Jean, mériterait une place à part, mais sa composition a dû être conçue pour l'essentiel par son frère aîné. Là où Jan est intervenu, il a fait le choix de donner une allure anecdotique aux personnages. Avec un peu d'entraînement, on peut dire quelle voix chantent les anges : à gauche, ceux qui ont un double menton et chantent avec la gorge font la basse, tandis qu'à droite, ceux aux dents serrées et aux sourcils froncés émettent sûrement un son plus aigu.
De même Adam et Eve sont traités en homme et femme normale, et Marie semble lire à voix haute, la bouche légèrement entrouverte laissant voir sa langue. Ils s'opposent à la Divinité, parfaitement symétrique, hiératique à la manière des icônes byzantines.

Van Eyck, Agneau mystique détail Vierge

Détail de la Vierge dans le Polyptyque de l'Agneau mystique

Dans le domaine religieux toujours, Van Eyck a laissé au moins sept différentes versions de Vierges à l'Enfant qui méritent d'être comparées.
- Vierge dans une église, vers 1525 ? (Berlin, Gemäldegalerie)
- Vierge d'Ince Hall, 1433 (Melbourne, National Gallery of Victoria) – le visage est paraît-il refait et il pourrait s'agir d'une copie précoce d'après une composition de Van Eyck datée de 1433.
- Vierge du chancelier Rolin, vers 1434-35 (Paris, musée du Louvre)
- Vierge du chanoine van der Paele, 1434-36 (Bruges, musée Groeninge)
- Vierge de Lucques, vers 1437 ? (Francfort, Städelkunstinstitut)
- Vierge à la fontaine, 1439 (Anvers, musée des Beaux-Arts)
- Vierge de Jan Vos, achevée en 1441 sans doute par Petrus Christus (New York, collection Frick).

Van Eyck, Annonciation de Washington

Jan van Eyck, Annonciation
dans une église
,
huile sur bois, vers 1434-36 ?,
Washington, National Gallery.

Ses Vierges ont la tête petite, ovale, les yeux mi-clos, les cheveux fins répandus en mèches blondes ondulées qui retombent un peu au-delà des épaules. Elles ont toujours l'air absent, aérien.
Il varie chaque fois les poses : la Vierge est assise sur un trône ou debout, Jésus s'accroche à son cou, feuillète un livre d'heures, bénit le donateur, tète sa mère, tient un phylactère (banderole de texte) ou joue avec un perroquet. La scène est parfois située à l'intérieur, comme dans une grand salle seigneuriale avec ses fenêtres à boudines ou culs-de-bouteilles (Vierge du chancelier Rolin), parfois dans une église gothique. L'ajout de personnages, en général le donateur et un ou plusieurs saints, permet de composer un tableau en frise, plus monumental, à la manière italienne. Expression d'une nouvelle forme de spiritualité, qui revendique un accès direct à Dieu, les donateurs sont présentés en taille réelle, et non plus minuscules comme auparavant. C'est cette devotio moderna qui conduira à la Réforme.
Finalement, la version la plus simple est aussi la plus tardive : la Vierge se tient debout devant une tenture d'honneur, dans une composition dont la symétrie est rompue par une fontaine. Au Moyen Age on avait pris l'habitude de doter la Vierge d'épithètes poétiques, telles « Fontaine des Jardins », «Étoile du matin », «Tour d'ivoire », etc. en rapport avec ses vertus).
À l'arrière-plan de ses tableaux, Van Eyck multiplie, comme souvent au Moyen Age et à la Renaissance, les allusions typologiques. Il s'agit de rappeler les épisodes de l'Ancien Testament annonciateurs de la vie et de la Passion du Christ dans le Nouveau Testament. Ainsi des sculptures sur les chapiteaux dans la Vierge au chancelier Rolin, le trône de la Vierge au chanoine van der Paele, ou sur le dallage de l'Annonciation dans une église (vers 1434-36 ?).

Ce dernier, fragment d'un triptyque, demeure le seul tableau de Van Eyck censé avoir été peint pour Philippe le Bon. La tradition veut qu'il ait orné une chapelle de la Chartreuse de Champmol près de Dijon. Il s'agissait de la nécropole des ducs de Bourgogne fondée par le grand-père du mécène de Van Eyck. La beauté du panneau ne peut que faire regretter la perte des autres volets. Dire qu'on a sans doute perdu les compositions les plus audacieuses de Van Eyck, celles réalisées pour son protecteur même !
Mis à part les portraits (on y vient), il ne reste de Van Eyck aucune scène profane. Sont attestées par la littérature, en l'occurrence le récit d'un humaniste italien en 1456, une mappemonde extraordinaire par sa précision (elle permettait d'évaluer les distances) et un Bain de femmes. La description rappelle de loin le tableau allégorique accroché dans la galerie de Cornelis van der Geest par Willem van Haecht (encore lui !) – saurez-vous le trouver à présent (voir le message précédent) ? Une copie du 16e siècle assez abîmée de cette composition fait partie des collections du Fogg Art Museum appartenant à l'Université de Harvard aux États-Unis.
Comme tous les peintres de cour, Van Eyck a dû se livrer à des travaux de décoration en vue de fêtes (peinture de blasons ou de statues comme à l'hôtel de ville de Bruges), mais ceux-ci n'ont pas été conservés. Le thème des décors mis en œuvre dans les châteaux ducaux n'est pas connu non plus mais il était sûrement profane. Philippe le Bon était souvent comparé à Alexandre le Grand ou à Jason (on en reparlera).

Un passionné d'optique

À propos des personnages de l'Agneau mystique, le peintre gantois Lucas de Heere (1534-1584) écrivait : « Ce sont des miroirs, oui des miroirs, et non point des peintures ! ». On a évoqué le choix d'y avoir représenté les personnages humains à travers l'anecdote. Un autre procédé de Van Eyck qui va dans le même sens est l'utilisation de l'optique pour rendre la composition plus présente. Il ne s'agit pas encore de la perspective telle qu'elle est développée à la même époque par les Florentins. Chez Van Eyck, il y a plusieurs points de fuite (il suffit de tracer les lignes correspondant aux arrêtes des meubles ou de l'architecture pour s'en rendre compte). Le premier plan est souvent restreint ou très meublé, ce qui a pour effet d'inclure le spectateur dans la scène.

Van Eyck, Détail Miroir Epoux Arnolfini

Détail du miroir dans les Époux Arnolfini.

Au-delà, la présence régulière de miroirs convexes donne lieu à des jeux optiques recherchés. Célèbre entre tous, le portrait des Époux Arnolfini comporte, sur le mur du fond, un miroir qui reflète les témoins. Comme le peintre a signé « Johannes van Eyck fuit hic » (Jan van Eyck était là), on peut supposer que le personnage au chaperon bleu n'est autre que lui-même. De la même façon, un personnage à chaperon bleu se reflète dans l'armure du Saint-Georges, patron de Joris van der Paele.
L'historien de l'art David Hockney a défendu l'idée que Van Eyck recourait à un appareil, un épiscope, pour projeter des images réfractées et construire ses compositions. Dans le cas du transfert du cardinal Albergati en vue de la peinture (40 % plus grand), on a simplement retrouvé des trous de compas à quelques points comme le lobe de l'oreille ou le coin des yeux. Il n'empêche que les jeux de lumière sont la principale chose qui animent les tableaux de Van Eyck, très statiques dans l'ensemble.
Preuve de ce raffinement qui donne vie même à la pierre, l'Annonciation en grisaille de la collection Thyssen à Madrid imite des statues, procédé récurrent, mais celles-ci semblent se refléter sur une plaque de marbre noir poli à l'extrême. Le diptyque de petites dimensions pourrait, selon Frédéric Elsig, avoir été acquis par René d'Anjou (le bon roi René), sinon exécuté pour lui lors de son séjour à Bruges en février 1433.

Les portraits de Van Eyck : des épitaphes visuelles

Van Eyck, Les Epoux Arnolfini

Jan van Eyck, Les Époux Arnolfini, huile sur bois, 1434, Londres, National Gallery.

J'en terminerai par les portraits. Ici le réalisme de Van Eyck confère à ses œuvres l'authenticité de documents officiels.

Van Eyck, Epoux Arnolfini détail signature

Détail de la signature dans les Époux Arnolfini.

Le portrait solennel des époux Arnolfini figurés en pied (comme d'ordinaire les saints et les rois) a été interprété comme un contrat de mariage visuel ou une commémoration de la cérémonie d'entrée des témoins dans la chambre nuptiale, sous la forme d'un tableau. Van Eyck signe au fond du tableau comme il l'aurait fait au bas d'un document, d'une écriture calligraphique qui rappelle les signatures de notaires (et donc mes pires cauchemars paléographiques). Arnolfini était un banquier italien installé à Bruges ; il servait le duc de Bourgogne comme receveur d'impôts. Les dernières interprétations révèlent qu'il s'agirait d'un tableau certes commémoratif, mais réalisé après la mort de la jeune femme. Elles se fondent sur les inscriptions du cadre, aujourd'hui perdu, qui comportaient de funestes vers du poète latin Ovide.

La Vierge au chancelier Rolin et la Vierge au chanoine van der Paele ont toutes deux été conçues par les commanditaires pour orner leur chapelle privée, le premier à Autun, le second à la cathédrale de Bruges. Ils savaient qu'ils seraient un jour enterrés devant cette image. D'ailleurs, leur position à genoux correspond à un type qui n'existait jusqu'alors que dans la statuaire funéraire, le « priant ». Leur « conversation sacrée », comme on appelle ces compositions autour de la Vierge à l'Enfant, allait durer à jamais. Pauvre chanoine malade enfermé avec un perroquet !

Van Eyck, Vierge du chanoine van der Paele

Jan van Eyck, La Vierge du chanoine van der Paele, huile sur bois, 1434-36, Bruges, musée Groeninge.

L'inscription qui courait sur le cadre du premier tableau a disparu et curieusement, on a du mal à le dater par rapport à l'âge du modèle, né en 1376 : entre 1430 et 1435 ?
Le second porte une inscription extrêmement complète, d'esprit contractuel : Hoc op(us) fecit fieri M(agiste)r Georgi(us) de Pala hujus canoni p(er) Johanne(m) de Eyck pictore(m). Et fundavit hic duas capellias de ipso chori domini M.CCCC.IIIJ. (Com)pl(evit) an(no) 1436. « Maître Georges van der Paele, chanoine de ce lieu, a fait faire cette œuvre par le peintre Jean van Eyck et a fondé deux chapelles dans ce chœur, l'an 1434. Il l'a achevée en 1436. »

Van Eyck, Tymotheos

Jan van Eyck, Tymotheos
(portrait du musicien Gilles Binchois ?),
huile sur bois, 1432,
Londres, National Gallery.

NB : J'ai reproduit les tableaux avec leur cadre d'origine lorsqu'il existe. Plus qu'une coquetterie, c'est essentiel à la compréhension de l'œuvre, puisque l'artiste les a peints, comme les panneaux de bois qu'ils enserrent. Les inscriptions sont comme gravées dans le bois ou le marbre, et nous donnent le sens du tableau. Leur forme même est signifiante : sous la forme de capitales épigraphiques (destinées à orner des supports durs/durables), elles complètent le portrait-épitaphe.

Accoudé à un parapet de pierre fissuré, comme sur le décor des anciens sarcophages romains, le portrait d'homme à l'inscription en capitales épigraphiques françaises LEAL SOUVENIR (Londres, National Gallery) en est une preuve de plus. Léal signifie loyal en moyen français. L'homme est identifié par le prénom grec « Tymotheos » : Erwin Panofsky y a vu une allusion au musicien grec Timothée de Milet, qui selon la légende médiévale travaillait au service d'Alexandre le Grand. Le portrait pourrait donc dissimuler le portrait du musicien ducal Gilles Binchois. Les autres portraits connus de lui vont dans ce sens, et l'idée que deux génies présents au sein de la même cour aient pu se lier d'amitié « loyale » est plaisante. S'adressant dans la langue de son ami, Van Eyck a dû lui offrir ce portrait, signant à l'aide d'un pinceau très fin pour simuler des grafitti.

Van Eyck, Jan De Leeuw

Jan van Eyck, Portrait de l'orfèvre Jan de Leeuw,
huile sur bois, 1436,
Vienne, Kunsthistorischesmuseum.

Ami peut-être plus intime encore, l'orfèvre Jan de Leeuw, représenté une bague à la main, s'assortit d'une inscription en moyen néerlandais qui comporte plusieurs jeux de mots sur le thème du regard. IAN DE (lion assis = LEEUW) OP SANT ORSELEN DACH / DAT CLAER EERST MET OGHEN SACH 1401 / GHECONTERFEIT NU HEEFT MI JAN / VAN EYCK. WEL BLIICT WANNERT BECA(N) 1436. « Moi, Jan de Leeuw, qui ai ouvert les yeux à la Sainte Ursule (21 octobre) 1401, je suis peint par Jan van Eyck. On peut voir quand il a commencé : 1436. »
Installé à Bruges comme Van Eyck, Jan de Leeuw était régulièrement sollicité par les mêmes clients (duc, municipalité) et allait même devenir doyen de sa corporation. Van Eyck, de par son statut de « varlet de chambre », échappait aux règles des métiers, mais on sent entre le peintre et son modèle une certaine complicité. Cette intimité explique sans doute que le peintre lui ait donné la parole, ainsi qu'il le fait encore dans le portrait de son épouse Marguerite en 1439.

Van Eyck, Portrait de Marguerite van Eyck

Jan van Eyck, Portrait de son épouse
Marguerite van Eyck
, huile sur bois, 1439,
Bruges, musée Groeninge.

Tout autour du cadre on peut lire : CO(N)IUX M(EU)S JOH(ANN)ES ME (COM)PLEVIT AN(N)O 1439 17. JUNII (A)ETAS MEA TRIGINTA TRIU(M) AN(N)ORUM. ALS IXH XAN.
« Mon mari Jan m'a achevée l'an 1439, le 17 juin. J'avais 33 ans. De mon mieux. » L'emploi du latin, langue de culture, comme le fait de représenter sa propre femme, en disent long sur le statut acquis par le peintre au sein de la cour.

Ainsi les portraits de Van Eyck semblent de plus en plus accéder à la conscience. L'air énigmatique, ils se mettent à dialoguer avec le spectateur sans contrainte de temps. Van Eyck excelle dans le portrait, sans doute car c'est un genre où le mouvement est aboli, et la solennité, évidente.

Rendre intime ce qui nous dépasse, telle est l'idée géniale de Van Eyck. Pour ce faire, il recourt à de nombreux procédés :

Ses tableaux sont autant de testaments.
Enfin, c'est la première fois dans l'art occidental qu'un peintre signe (ou du moins revendique) et date ses œuvres avec autant de constance. Il devait être soucieux de leur réception, sur le moment et à travers les âges. À voir ses tableaux dans l'extrême détail, on a comme l'impression qu'il s'était préparé à être ainsi scruté. Il se voulait irréprochable. Une chose est sûre : Van Eyck aurait été fasciné par la photographie !

Pour citer ce billet Stéphanie Deprouw-Augustin, « Jan van Eyck, la grandeur au miroir de l'intime », Blog Apprendre à voir, 17 octobre 2012, https://deprouw.fr/blog/jan-van-eyck-la-grandeur-au-miroir-de-lintime/.

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