Publié le 23 septembre 2012
Tout commence par une drôle d'histoire d'amour. Apelle, peintre attitré d'Alexandre le Grand, est chargé de réaliser le portrait de sa maîtresse, Campaspe. À la vue du tableau achevé, le souverain se rend compte qu'Apelle en est tombé amoureux : par égard pour l'artiste, il lui cède sa compagne !
L'épisode, rapporté par Pline l'Ancien dans l'Histoire naturelle trois siècles plus tard, ne dit pas si la belle était d'accord. Ce qui compte, c'est l'éloge de l'art, si puissant qu'il incite l'homme à partager...
Ici la scène mythologique, confinée au premier plan en bas à gauche, peut apparaître anecdotique, comme il est courant dans l'art flamand. Mais elle donne le sens de l'œuvre : le tableau rend tout entier hommage à la peinture. Le prétendu atelier du peintre antique prend l'allure d'un cabinet d'amateur à l'époque baroque.
À en juger par l'espace couvert par chaque sujet, il s'agit moins d'un tableau d'histoire — un tableau à sujet historique ou mythologique — qu'une nature morte représentant une collection d'œuvres d'art. Non pas n'importe quelle collection : c'est un mélange entre des chefs-d'œuvre récents et la collection du mécène du peintre, le marchand anversois Cornelis van der Geest.
L'un des trois tableaux conservés de l'artiste est justement une vue de cette galerie de peinture, immortalisée à l'occasion de la visite des archiducs Albert et Isabelle d'Autriche en 1628. On y voit d'ailleurs le peintre Rubens occupé à servir de guide au couple princier, juste à leur gauche. Mis à part son intérêt documentaire, il me semble bien moins intéressant que Apelle peignant Campaspe, qui s'en tient à l'allusion. On note qu'au moins quatre œuvres sont communes aux deux tableaux.
Non content de flatter son mécène, le peintre étale soigneusement sa culture visuelle.
Lorsque je suis tombée sur Apelle en visitant le musée de La Haye il y a quelques années, je me suis inévitablement prise au jeu de reconnaître ces œuvres, tant elles sont précisément peintes. J'ai repris mon travail, pour arriver à 13 identifications (seulement...). À bon entendeur...
Je vous livre le fruit de mon labeur…
Vous pouvez également suivre la démonstration sur Wikimedia Commons où mes identifications ont été reportées sur le fichier haute définition.
Sur le mur du fond :
Au premier plan, au centre :
Au premier plan, tout à droite :
Sur le mur de droite :
Les lieux de conservation actuels des œuvres suffisent à indiquer leur qualité. La fine fleur de l'art flamand, spécialement anversois (en commençant par Metsys pour arriver à Seghers, Jan Brueghel et Rubens) rivalise avec les grands maîtres italiens du maniérisme et du baroque - je laisse de côté les statues qui sont des modèles d'antiques célèbres. Un manifeste, en somme.
Mis à part le tableau de Metsys, Le Prêteur et sa femme, maintes fois copié à l'époque moderne et encore assez populaire, le visiteur du Mauritshuis est-il armé pour goûter le suc d'une œuvre pareille ou de bien d'autres, si pleines d'allusions ? Entre lui, van Haecht, les tableaux de la Renaissance, l'époque de Pline l'Ancien et celle d'Alexandre, ce ne sont pas moins de cinq moments de la culture européenne qu'il faut pouvoir concilier !
En cherchant à identifier les tableaux, j'ai mis en évidence des mécanismes de réflexes acquis au fil des ans : tel costume est anversois, tel autre vénitien (dans le portrait d'amants au premier plan) ; tel nature morte d'animaux avec un cygne (tout en haut à gauche) évoque Frans Snyders, telle scène de genre, Pieter Aertsen ou Joachim Beuckelaer etc. Certains noms d'artistes me sont venus comme des fulgurances (Sebastiano del Piombo, Dominiquin) alors que je ne les ai pas étudiés depuis longtemps. C'est surtout grâce à l'iconographie (l'étude du sujet représenté) que l'on peut identifier une composition très rapidement. Les bases de données d'images actuelles sont une bénédiction pour la recherche et la diffusion des connaissances !
En bref, je crois qu'avec un peu de curiosité et de pratique, on peut apprendre à dater un édifice ou une toile (à la fourchette !), se faire une idée de son origine géographique, voire identifier un style d'artiste. Nul besoin d'être un professionnel de la culture pour faire son miel dans les musées, une ville ancienne ou un château.
Trêve de XVIIe siècle (époque journalistique, n'est-ce pas ?), je me remets à l'étude des Primitifs flamands et néerlandais, à la suite d'une discussion familiale. Comment identifier leur style, leur "main" ? C'est ce que nous allons essayer de voir ensemble, pour commencer.
Beau programme, non ?
À suivre...
Pour citer ce billet Stéphanie Deprouw-Augustin, « La devinette de Willem van Haecht », Blog Apprendre à voir, 23 septembre 2012, https://deprouw.fr/blog/la-devinette-de-willem-van-haecht/.
ArtistesQuentin MetsysWillem van Haecht