Publié le 24 juin 2019
Arbre portant fruit d'éternelle vie, c'est le thème du poème choisi par Antoine de Coquerel, conseiller au bailliage d'Amiens et bailli de Moreuil, lorsqu'il est élu maître du Puy d'Amiens en février 1500 (on est encore en 1499 selon la manière de compter de l’époque, le style de Pâques, d’où le nom de puy de 1499 donné par les spécialistes).
De ce panneau autrefois somptueux ne subsistent plus qu'un fragment carré transposé de bois sur bois de 77,3 x 71,4 cm, et un autre, de la taille d'une feuille A4, récemment acquis par le musée de Picardie en vente publique1.
L'enluminure du recueil des Chants royaux de la Conception du Puy d’Amiens réalisée en 1517 par Jean Pichore pour Louise de Savoie donne une idée générale de l'ancienne composition : voir à cette adresse. Attention, comme l’a fait remarquer François Séguin, conservateur au musée de Picardie, le manuscrit mélange en fait les compositions de deux puys, Arbre portant fruit d'éternelle vie (titre au f. 20v) et Baume donnant odeur aromatique. C’est cette deuxième composition qui correspond au fragment qui nous occupe.
À mesure de l’avancée du nettoyage de la peinture, les qualités de la peinture nous sont apparues de plus en plus clairement, et avec elles, une piste d’attribution.
Parmi les panneaux les plus proches de ceux figurés sur Arbre portant fruit d’éternelle vie se trouve le célèbre portrait en buste du bibliophile Louis de Gruuthuse, au Groeningemuseum de Bruges. J’ai noté la manière dont le visage était cerné d’un fin trait de peinture grise. Ce tableau est attribué au Maître des Portraits princiers, un artiste actif à Bruxelles du dernier quart du XVe siècle.
Nommé ainsi par Max Jacob Friedländer en 1926, l’artiste a fait l’objet d’une étude approfondie par Catheline Périer d’Ieteren en 1986. Son corpus s’est encore s’étoffé depuis. Décrit en détail par Véronique Bücken en 2013, il comprend aujourd’hui une vingtaine d’œuvres et un dessin : principalement des portraits, mais aussi quelques scènes religieuses plus ambitieuses, qui peuvent être datées entre 1470 et 1500 environ. Il est possible qu’un autoportrait de l’artiste se glisse à l’arrière-plan des Noces de Cana du Triptyque des Miracles du Christ, peint entre 1491 et 1495 (Melbourne, National Gallery of Victoria).
Le puy d’Amiens peint en 1500 se fond à merveille dans cet ensemble. Ces physionomies d’hommes au « nez lourd et long », cette « difficulté à rendre le raccourci du bas du visage » selon Véronique Bücken, ces « expressions rêveuses » qu’elle décrit à partir des œuvres sûres du maître se retrouvent tout à fait dans le puy. Outre le portrait de Louis de Gruuthuse, on citera celui de Jean Bossaert (collection privée, ex-coll. du Musée de Poznan, voir à cette adresse) dont le personnage au plastron orangé ci-dessus, nous paraît proche. Sa main est à peine esquissée…
Il est toujours excitant d’attribuer une œuvre, ainsi que de prolonger la carrière connue d’un artiste. Comme les costumes du puy paraissent modernes en comparaison des premiers tableaux du maître !
En outre, la découverte de l’auteur du puy de 1499/1500 bat en brèche l'idée selon laquelle les puys d'Amiens seraient des peintures locales du fait qu’elles dépeignent la notabilité locale. En réalité, chaque commanditaire retient l'artiste qui lui semble le plus approprié en fonction de ses désirs et notamment de ses moyens financiers. À l’évidence, Antoine de Cocquerel a choisi un spécialiste du portrait capable de relever le défi de peindre un grand tableau allégorique en quelques mois. Cet artiste a eu au moins une part de son activité à Bruxelles, à 200 km au Nord-Est d'Amiens.
La figure du donateur mérite d’être rapprochée du portrait à la pointe d’argent conservé à Berlin : les proportions du visage en sont voisines, la manière de suggérer les ombres également, en particulier sur les yeux et la joue droite. On imagine que la plupart des personnages amiénois importants ont dû faire l’objet d’études préparatoires de ce type.
Le dessin sous-jacent visible grâce à la réflectographie infrarouge est tout à fait comparable à cette étude berlinoise, en particulier l’emploi de hachures parfois croisées pour suggérer les ombres et le modelé. Lorsqu’il place ses figures, l’artiste se contente de ronds pour les yeux. De même les fruits n’étaient encore qu’au stade de sphères lors de ce premier jet. L’architecture de fantaisie à l’arrière-plan a été considérablement modifiée.
Sur cette base de dessin au carbone, l’artiste emploie assez peu de blanc de plomb et monte ses ombres à l’aide de multiples glacis, comme l’a fait remarquer Catheline Périer d’Ieteren. Elle reconnaît le peintre à sa manière de faire alterner, dans la zone des yeux, des parties très sombres et d’autres, très claires ; paupières et sourcils sont chaque fois très marqués.
Or c’est précisément cette expertise en matière de glacis que le maître a mise en lumière, non seulement dans les visages, mais dans une grande part du paysage. Une caractéristique très remarquable d’Arbre portant fruit d’éternelle vie réside dans l’emploi d’une débauche de glacis sur feuille d’or, d’un luxe incroyable et très bien conservés.
Noir, brun, rouge, orangé, bleu, et peut-être d’autres encore, l’artiste emploie pas moins de cinq couleurs de glacis pour donner vie à ces îles enflammées qui figurent l’éther dans lequel flotte l’au-delà peuplé d’un démon ailé et d’anges musiciens. Les cadres dorés de ses petits portraits en buste sont de la même façon ornés de devises, de motifs héraldiques, de fleurs souvent peints en glacis de laques — mais qu’il n’est pas le seul à proposer. Le cadre du puy de 1499/1500 a malheureusement disparu. L’autre œuvre du maître sur lequel il subsiste le plus de ces glacis sur feuille d’or est le bouclier de parade du British Museum.
Les analyses en micro-fluorescence X menées sur le panneau nettoyé ont permis d’étudier la palette de l’artiste. Les brocards sont peints en glacis tantôt de laques rouges, tantôt de jaune de plomb et d’étain, tantôt d’azurite, posés sur une couche très riche en étain, mais qui n’est pas une feuille d’étain (sinon elle serait visible à la radiographie). Ces riches étoffes se retrouvent chez les deux peintres bruxellois qui ont collaboré avec l’artiste, le Maître de la Légende de Sainte Catherine et Aert van den Bosche.
La mer est peinte à base de lapis-lazuli d’un bleu intense, la marque des grandes commandes, mais aussi des enlumineurs. Un travail de miniature a été réalisé pour animer le paysage : fleurs, moules, perles et pierres précieuses nous ravissent encore dans cette partie inférieure du panneau qui était exposée à hauteur des yeux. Il est fort possible que les personnages à l’arrière-plan soient dus à une autre main issue du même atelier car leur canon est plus étiré.
À la faveur de la restauration, l’étude de l’iconographie complexe du tableau est en cours, notamment l’identification des personnages-clés. Les puys d’Amiens ont coutume de mettre en scène, sous le regard de la Vierge, les pouvoirs politiques et religieux français et européens. Ainsi le puy de 1502 conservé au musée de Cluny à Paris met-il en scène le sacre de Louis XII : voir à cette adresse. Le même souverain occupe une place de choix au premier plan d’Arbre portant fruit d’éternelle vie. La partie inférieure de son visage est manquante, peut-être à la suite d’un vandalisme. Le portrait est très proche de celui attribué à Jean Perréal et conservé au sein des collections royales britanniques, voir à cette adresse. L’artiste a pu s’inspirer de cette représentation officielle au collier de l’ordre de Saint Michel, sous forme d’un dessin ou d’une réplique d’un portrait peint. Dans le puy, le roi porte son costume de sacre et reçoit une framboise des mains d’un cardinal.
Pourquoi le fruit de la vie éternelle prend-il ici la forme d’une grosse framboise ? C’est l’ambroisie, la nourriture des dieux, qui est ainsi symbolisée. Mais c’est aussi un jeu de mot — presque un rébus picard — une pratique visuelle typique de l’époque. Le cardinal le plus en vue à la cour de Louis XII est son principal ministre, Georges d’Amboise. Le panneau consacrait à l’origine son influence. Le portrait n’est pas extrêmement caractérisé : sans doute l’artiste a-t-il manqué de modèle. La mode des « trombinoscopes de cour » est précisément en train de se développer, non seulement à la cour de Bourgogne avec des artistes tels que le maître des Portraits princiers, mais à la cour de France avec les peintres du roi Jean Perréal puis Jean Clouet.
C’est bien parce que l’on est en France que le pape et l’empereur, premiers dans la hiérarchie de la chrétienté, sont relégués au second plan de l’image. Le pape a perdu son visage ; logiquement il devait s’agir d’Alexandre VI Borgia. L’empereur au teint cadavérique n’est pas Maximilien de Habsbourg, qui règne en 1500, mais son père Frédéric III. L’empereur décédé en 1493 tente ainsi d’accéder à la vie éternelle. La fresque de Pintoricchio à la Liberia Piccolomini de Sienne le présente aussi barbu, mais bien plus séduisant : voir à cette adresse.
Derrière le cardinal d’Amboise, qui était l’homme au collier de l’ordre de Saint Michel et à la somptueuse cape brodée dont le visage semble avoir été gratté ? De son visage il ne reste plus d’original qu’un œil bleu. Mon hypothèse est qu’il s’agissait de Charles II d’Amboise, neveu de Georges d’Amboise. Le peintre a-t-il pu copier le magnifique portrait d’Andrea Solario, aujourd’hui au Louvre ? Voir à cette adresse.
Au moment où le panneau est exécuté, nous sommes en pleine guerre d’Italie. La péninsule, source d'une richesse matérielle inégalée, était alors fréquemment décrite comme un nouvel Eden. Georges d’Amboise est aux côtés du roi lors de son entrée officielle dans Milan en octobre 1499. Après avoir organisé l’administration royale, il fait nommer son neveu Charles gouverneur de Milan et lieutenant général du roi en Lombardie (1501). De même que le puy de 1518/1519 a été « actualisé » lors de l’élection de Charles Quint au trône impérial en juin 1519, il nous semble que le puy installé en décembre 1500 sur le pilier rouge de la cathédrale d’Amiens tenait la chronique de la récente conquête du Milanais par Louis XII et de l’ascension irrésistible de la famille d’Amboise au sein de la cour, dont le donateur Antoine de Coquerel montre ainsi sa proximité.
Ces références renvoient à la bibliographie complète.
Véronique Bücken, « Maître des Portraits princiers », dans Véronique Bücken et Griet Steyaert, L'Héritage de Rogier van der Weyden, La peinture à Bruxelles 1450-1520, exposition aux musées royaux des beaux-arts de Bruxelles, Bruxelles, 2013, p. 225-245.
Constantin Pion, « Contribution à l'étude du Maître des Portraits princiers, Le portrait de Marguerite d'York du musée du Louvre », Koregos, 10/10/2013, voir à cette adresse
Catheline Périer d’Ieteren, « Contributions to the study of the Triptych with the miracles of Christ: The marriage of Cana », Art Journal 31, 18 juin 2014 voir à cette adresse
Florence Calame-Levert, Maxence Hermant et Gennaro Toscano (dir.), Une Renaissance en Normandie, Georges d’Amboise bibliophile et mécène, Evreux, 2017.
tout particulièrement à Séverine Françoise et Frédéric Pellas, restaurateurs de peintures, qui travaillent sur la couche picturale de ce panneau et ont nourri mes réflexions techniques et stylistiques avec enthousiasme à mesure de l’avancée de leur magnifique travail de restauration
à Laure Dalon et François Séguin, respectivement directrice et conservateur au musée de Picardie, pour lesquels j'ai eu l'honneur de travailler au suivi de la restauration des Puys d'Amiens
aux membres du comité scientifique qui nous ont fait l’amitié de partager leur connaissance et leur passion des puys, Cécile Scaillierez (musée du Louvre), Fabienne Audebrand (Conservation régionale des Monuments historiques de région Centre-Val-de-Loire), Isabelle Pallot-Frossard (C2RMF) et Mathieu Deldicque (musée Condé, Chantilly)
à Véronique Bücken, chef de section de la peinture ancienne aux musées royaux des beaux-arts de Bruxelles, et à Livia Depuydt, chef des ateliers de restauration de peinture à l'IRPA, qui ont accueilli ma proposition avec bienveillance à l'occasion de leur passage dans les ateliers du C2RMF
à mes collègues du Département Recherche du C2RMF Jean-Louis Bellec, photographe pour la réflectographie infra-rouge et Eric Laval pour les analyses en micro-fluorescence X particulièrement fructueuses ici !
Pour citer cet article :
Stéphanie Deprouw-Augustin, « Le Puy d'Amiens peint en 1500, ultime chef-d'œuvre du Maître des Portraits princiers ? », Apprendre à voir, (https://deprouw.fr/blog/), 24 juin 2019.
François Séguin, conservateur au musée de Picardie, a annoncé l'acquisition de ce fragment inédit lors d'une conférence aux Amis du musée le 8 mars 2018. Il est illustré notamment sur le site Flanerbouger.fr : voir à cette adresse ↩
Pour citer ce billet Stéphanie Deprouw-Augustin, « Le Puy d'Amiens peint en 1500, ultime chef-d'œuvre du Maître des Portraits princiers ? », Blog Apprendre à voir, 24 juin 2019, https://deprouw.fr/blog/le-puy-damiens-peint-en-1500-ultime-chef-doeuvre-du-maitre-des-portraits-princiers/.
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