Publié le 17 janvier 2013
Vient de paraître !
Enfin une synthèse sur l'extraordinaire objet d'art qu'est le banc d'orfèvre de l'électeur Auguste de Saxe, conservé au musée national de la Renaissance à Écouen.
Un objet que j'ai eu la chance d'examiner de près avec de nombreux collaborateurs, et même de convoyer en Allemagne pour une exposition. En l'occurrence, je ne l'ai pas porté, mais j'ai eu mal pour les transporteurs (5 m et 800 kg avec la caisse protectrice).
L'ouvrage est publié sous la direction de Michèle Bimbenet-Privat, à présent conservateur en chef au Département des objets d'art du musée du Louvre, et spécialiste reconnue de l'orfèvrerie Renaissance (elle prépare d'ailleurs un ouvrage sur l'orfèvrerie allemande dans les collections françaises, aux éditions Faton).
Merci Michèle pour ta persévérance et ton goût !
Alors de quoi s'agit-il ? Qu'est-ce qu'un banc d'orfèvre et pourquoi cet objet dans un musée français ?
Un mini-site Internet que nous avons lancé fin 2010 vous donnera quelques clés bien utiles. Hélas il est codé en flash (désolée pour les utilisateurs d'iPhones et d'iPads) par manque de budget et de temps pour faire mieux sur le plan formel.
Pour faire bref, un banc d'orfèvre sert à étirer des fils de métal : or et argent (pour réaliser des objets d'orfèvrerie filigranés, des costumes brodés, des tapisseries), mais aussi, dans le cas de ce banc, fils de cuivre ou de laiton, de section plus importante. Un poste de travail est installé à chaque extrémité pour gagner du temps.
Le fonctionnement de cet outil révolutionnaire a été étudié de près par deux élèves de l'École d'ingénieurs de Metz (ENIM) dans le cadre de leur projet de fin d'études, Quermelis Mouanga et Mathieu Devos. Ils l'ont modélisé et animé dans ces fameuses vidéos que l'on peut voir sur le site. Surtout, ils ont reconstitué les trois modes de fonctionnement (fil de métaux précieux, fils plus grossiers, voire barres de métal profilées à l'aide d'un laminoir) en mettant en évidence trois installations sensiblement différentes. Autant pour le fil grossier, une simple manivelle insérée dans une crémaillère suffit, autant pour le fil d'or fin, un moulinet plus maniable et un système plus sophistiqué d'enroulement du fil sur des bobines et un treuil était nécessaire. Enfin, le laminoir (ici à l'extrémité gauche du banc) permettait de confectionner des fers de rabot pour moulurer du mobilier.
Le banc d'orfèvre a été conçu et réalisé par un fabricant d'instruments installé à Nuremberg, Leonhard Danner. C'est le fruit d'une commande spéciale : le prince électeur de Saxe (électeur car il élisait, avec ses six compères, l'empereur germanique) était féru de mécanique. Une sorte de Louis XVI allemand avec deux siècles d'avance, qui passait son temps à bricoler. Au-delà du passe-temps, il y avait chez lui la volonté de participer à l'essor industriel de ses États. Il avait installé une fonderie d'acier près de son château de Dresde.
Danner a réalisé pour lui une grande quantité d'outillage et le banc d'orfèvre en était la pièce maîtresse. Achevé en 1565, il prit place dans la Kunstkammer de l'électeur, installé au château de Dresde (la future Voûte Verte ou Grünes Gewölbe qui abrite aujourd'hui de superbes musées).
Ce n'est pas seulement l'aspect technique de l'objet qui est incroyable. Il faut aussi se pencher sur son décor. En effet, il est totalement décoré : les pieds de bois sont sculptés, le pourtour du banc sont recouverts de marqueterie et toutes les pièces métalliques, gravées à l'eau-forte et dorées. La dorure a justement été redécouverte lors de la restauration de l'objet en 2009-2010. Ces décors racontent une histoire tout à fait surprenante : au milieu des allusions à la nature (des scènes de chasse, des hommes sauvages) prend place un tournoi allégorique. C'est le triomphe de la foi luthérienne sur celle de l'Église catholique. En 1565, les Guerres de religion n'ont pas fini de déchirer l'Europe.
Le site Internet retrace enfin le parcours du banc d'orfèvre, vendu par l'État saxon au milieu du XIXe siècle et acquis par la Ville de Paris, puis échangé par le musée Carnavalet avec le musée de Cluny. En 1981, il est exposé au rez-de-chaussée du château d'Écouen (Val d'Oise) où a ouvert depuis peu le musée national de la Renaissance voulu par André Malraux.
Outre le site Internet, et avant même l'ouvrage, le banc d'orfèvre a fait l'objet d'une nouvelle présentation. Il n'est plus exposé dans un remake d'atelier d'orfèvre, mais plutôt dans un cabinet de curiosités. C'était déjà l'orientation donnée à la salle voisine, celle des instruments scientifiques, lors de sa réfection en 2005 si ma mémoire est bonne.
Naguère posé à même le sol dans un coin sombre de la pièce, le banc d'orfèvre se présente en diagonale, sur un piédestal, de façon à mettre en valeur son décor. Les outils qui l'accompagnent ne sont plus présentés en totalité, comme prêts à servir, mais ils ont fait l'objet d'une sélection et d'une explication plus détaillée. Une borne interactive consultable sur place reprend le contenu du site Internet, toujours en trois langues (français, anglais, allemand).
À peine esquissé dans les vidéos, le contexte historique et le sens à donner au programme iconographique font l'objet d'un examen beaucoup plus poussé. Pour la première fois, des ingénieurs, des conservateurs et autres chercheurs, des restaurateurs (bois et métal) ont travaillé de concert pour éclairer l'ensemble des aspects de l'objet, qui n'a pas son pareil mais demeure méconnu, sans doute parce qu'on ne le comprenait pas... Il est pourtant plaisant de l'imaginer à quelques pas des Saisons d'Arcimboldo, tout imprégné du même esprit d'émerveillement face à une nature que l'on peut dompter, imiter par l'artifice et la technique.
On trouvera donc dans l'ouvrage des synthèses nouvelles et richement illustrées sur :
À cela s'ajoute une planche dépliante cartonnée recto-verso à l'échelle 1/5, pour avoir le banc chez soi. C'est que 4,40 m de long dans un salon, ça meuble !
La liste des outils censés provenir de Dresde et conservés au musée de la Renaissance figure en annexe : certains sont de véritables casse-têtes et peut-être aurez-vous des idées quant à leur fonction ?
Les contraintes propres à un ouvrage collectif ainsi que mon absence du musée (Poussinette oblige) expliquent que je n'ai pas pu développer mes recherches autant que je l'aurais voulu. À titre d'hypothèse, j'ai indiqué que le décor marqueté avait certainement un rapport avec l'art du graveur Jost Amman (1539-1591), d'origine suisse mais fraîchement installé à Nuremberg à l'époque de la réalisation du banc d'orfèvre. Il est l'élève et le continuateur de Virgil Solis (1514-1562). Aujourd'hui il est surtout connu comme illustrateur : son Ständebuch (livre des métiers, ou plutôt des positions sociales) paru en 1568 est prodigieusement utile pour saisir les gestes des artisans de la Renaissance.
J'en reviens au banc d'orfèvre. Hélas l'illustration qui montre le mieux des liens avec Jost Amman est reproduite seulement en quart de page, dans l'article de Jutta von Bloh qui me l'a fait connaître. J'en profite donc pour refaire les rapprochements stylistiques avec des détails du banc à tirer le métal.
Voilà donc ce document : une représentation gravée, puis coloriée et encadrée comme un tableau doté d'inscriptions en lettres d'or, de la joute parodique organisée entre grandes familles de Nuremberg lors du Carnaval de mars 1561.
Quelques détails éclairants pour le style, les proportions :
De l'autre côté du banc a lieu un tournoi entre hommes vêtus à l'antique et hommes sauvages. J'y vois une opposition entre Nature et civilisation, tout à fait courante chez les humanistes de la Renaissance.
Je vous invite vraiment à profiter des détails mis en lumière sur le site Internet (dans la vidéo intitulée Un chef d'œuvre de marqueterie).
Les allusions dynastiques (armoiries, devise et peut-être certains animaux), la symbolique luthérienne, avec en particulier la rose de Luther, les cimiers ornés d'une oie (Jean Hus) et d'un cygne (Martin Luther), révèlent une parfaite maîtrise du sujet : le programme a été élaboré en étroite collaboration avec le commanditaire Auguste de Saxe, par un artiste confirmé. Jost Amman, fils d'un professeur de rhétorique et connu lui-même pour sa culture, fait un bon candidat.
J'aurais aimé que dans son essai, mon collègue Bertrand Bergbauer nous donne son sentiment sur le rôle de Leonhard Danner dans la réalisation de l'objet. Il me semble qu'il est le maître d'œuvre, que son atelier (au sein duquel travaillent les Matthias Schwertfeger, Balthasar Hacker et Paul Buchner auteurs d'autres instruments de la collection) et qu'il emploie des sous-traitants pour lui dessiner le décor (qu'il a défini plus ou moins précisément avec Auguste de Saxe) et exécuter la marqueterie. C'est pourquoi l'auteur du décor n'apparaît à aucun moment sur le banc d'orfèvre. Une correspondance entre Danner et Auguste de Saxe est attestée, qui s'étend sur plus d'une dizaine d'années. La conception du décor du banc pourrait donc avoir été confiée à Jost Amman juste après son installation à Nuremberg (1560) mais avant qu'il ne soit devenu célèbre.
Je n'ai pas de preuve formelle de ce que j'avance, mais je trouverais étrange que les dessins d'un jeune homme inconnu aient été une source d'inspiration indirecte pour les artisans de Nuremberg alors qu'ils avaient tout lieu de se côtoyer. Les rapprochements que je fais ne remplacent pas des dessins préparatoires, bien sûr. Peut-être figurent-ils au sein du fonds conservé au Kupfertichkabinett (cabinet des estampes) de Berlin, que je n'ai pas encore eu le loisir d'explorer ?
Contrairement, semble-t-il, à Lorenz Stör (actif de 1555 à 1620), Jost Amman n'est pas un professionnel du bois, à la fois graveur et ébéniste. Il signe IA, non AM, et les spécialistes s'accordent à dire qu'il avait recours à un graveur sur bois pour tailler ses blocs. On ne sait donc toujours rien de l'ébéniste qui a patiemment mis en œuvre une trentaine d'essences de bois pour donner corps au programme iconographique sans doute conçu par un autre et sur les conseils de l'Électeur. On ne connaît rien de lui... sauf peut-être son autoportrait, glissé à l'une des extrémités du banc. En mettant en avant Jost Amman comme possible intermédiaire, je ne veux pas certes pas diminuer la prouesse de l'ébéniste, qui a su manier pas moins de vingt essences et techniques différentes pour composer ce chef-d'œuvre.
C'est peut-être fort de cette première collaboration fructueuse entre Amman et un ébéniste que l'on voit se répandre, dans la deuxième moitié du 16e siècle, les motifs de marqueterie d'après les gravures du maître dans le mobilier germanique. Les vantaux (portes) d'un cabinet du Victoria and Albert Museum de Londres présentent ainsi des scènes de la vie quotidienne, tirées de gravures de Jost Amman et semblent originaires d'Allemagne, vers 1600.
Bravo et merci à tous les auteurs ainsi qu'à toute l'équipe qui a travaillé sur l'objet, le site et maintenant le livre : que le banc d'orfèvre soit enfin connu comme il mérite !
PS : petit erratum. Dans la première note de mon essai (dans le livre), je voulais renvoyer à la page 42, colonne de gauche. Il s'agit du premier inventaire de la Kunstkammer de Dresde rédigé à la mort d'Auguste, en 1587 (transcription de Martina Minning à laquelle j'ajoute les majuscules pour plus de clarté) :
1 eingelegte starcke Ziehebank mit 6 verschlossenen Schubladen.
Mit einer starcken eissern geäzten Winden und zweyen stölenen geezten Dockhen mit Schrauben, dorein die Zieheeissen geschraubt werden.
Sambt einem eisern mit golde geezten ufgeschraubten Geheuse,
einer Rollen mit einem Riehmen und einem Kreuz von schwarz Eubenen Holze zum silbern und guldenen Drath ziehen zu gebrauchen.
Zu dieser Ziehebank gehöret und ist beihanden in einem grünen Schrankhe.
Proposition de traduction :
« un banc à tirer massif, marqueté, avec six tiroirs munis de serrures. Avec un treuil en fer massif gravé à l'eau-forte et deux talons d'attache (?) à vis gravés à l'eau-forte, à l'intérieur desquelles sont vissées les filières.
Ainsi qu'une boîte [à engrenages] en fer avec des gravures dorées, vissée sur le banc, un enrouleur avec une courroie et une croix de bois noir d'ébène pour étirer du fil d'argent et d'or.
À ce banc à tirer appartient une armoire verte, à côté de laquelle il est placé ».
Pour citer ce billet Stéphanie Deprouw-Augustin, « Un outil beau à se Danner », Blog Apprendre à voir, 17 janvier 2013, https://deprouw.fr/blog/un-outil-beau-se-damner/.
ArtistesLeonhard DannerJost Amman