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La droite ligne de Rogier van der Weyden (1)

Publié le 4 décembre 2012

Avec Jan van Eyck, Rogier van der Weyden est le second pilier de l'art flamand du 15e siècle. Il déroule une carrière tout aussi brillante, installé à Bruxelles après un apprentissage à Tournai. Au service de la cour de Bourgogne et des institutions civiles et religieuses voisines, il connaît un immense succès commercial. Son atelier nous a laissé d'assez nombreux tableaux (35 d'après le catalogue raisonné de Dirk de Vos) mais aussi quelques dessins (une quinzaine d'attributions à l'atelier, très peu étant considérés comme de la main du maître). Leur dénombrement est rendu difficile par l'absence de signature et surtout l'abondance des copies ultérieures.

J'ai choisi d'associer l'artiste au concept de ligne, tant à cause de son style de dessin qu'en raison de la fécondité de ses œuvres, qui trouvent dans l'art européen de la Renaissance des ramifications multiples. Comme on le verra, cela ne se produit pas sans une tendance normative, d'où l'idée de droite ligne.

Pour éviter un message-fleuve, j'aborderai la carrière du peintre comme un feuilleton, en plusieurs épisodes.

Je voudrais dédier ce message et les suivants sur le même thème à mon ami Thomas.

Si ce n'est toi, c'est donc ton frère ?

Petites précisions d'ordre onomastique pour commencer : à Tournai, Van der Weyden apparaît dans les sources sous le nom de « Rogier de le Pasture ». En dialecte picard, c'est-à-dire le dialecte du Nord de la France, l'article défini féminin est « le » : la forme moderne de son nom serait donc « Roger de la Pâture ». La forme flamande « Rogier van der Weyden », qu'il adopte après son installation à Bruxelles, est néanmoins la plus couramment employée aujourd'hui. Dans la littérature ancienne, il est dénommé « Roger de Bruxelles ». Au 16e siècle, il est cité seulement sous son prénom, que ce soit dans les inventaires des collections royales espagnoles ou sous la plume de Dürer.

Des origines de van der Weyden, on sait seulement qu'elles prennent racine à Tournai, puisqu'à sa mort en 1464, la guilde des peintres de Tournai organise une commémoration.
Pour le reste, on s'arrache les cheveux avec la chronologie et la vraisemblance...

Je disais en commençant que Rogier était généralement appelé « Roger de Bruxelles ». Mais il se trouve que Carel van Mander (toujours dans son Schilderboek ou Livre des peintres, paru en 1604) distingue deux peintres : Roger de Bruges et Roger de Bruxelles. Il a bien du mal à retracer la carrière du premier, hormis son apprentissage auprès de van Eyck. Vrai ou faux ? L'idée semble séduisante, comme on le verra à travers la production de Rogier dans les années 1430. On manque en revanche de preuves inverses (le travail de Rogier chez van Eyck). Et pour cause : on a bien du mal à définir ce que peignait van Eyck avant son premier tableau daté, le Polyptyque de l'Agneau mystique (1432).

Dans l'atelier de Robert Campin à Tournai

Toujours est-il qu'en 1427, Rogier rentre au pays pour y devenir peintre.

Jacques Daret Nativité Thyssen

Jacques Daret, Nativité, huile sur bois, 1434-35,
Madrid, musée Thyssen-Bornemisza.

On est ici très proche de la composition et des types physiques de la Nativité de Campin déjà étudiée (vers 1435, Dijon, musée des Beaux-Arts). C'est avec ce type d'argument qu'on a donné le corpus rassemblé sous le nom du maître de Flémalle à Robert Campin.
À Jacques Daret dans l'atelier de Campin l'on donne aujourd'hui la Vierge à l'Enfant dans un intérieur de la National Gallery de Londres. Elle rappelle un tableau du musée de l'Ermitage à Saint-Petersbourg attribué à Campin (voir l'image en bas à gauche du lien).
La manière qu'a Daret de faire les auréoles - ces rayons un peu flous qui enserrent la tête, comme dans les enluminures de l'époque - est tout à fait reconnaissable. Il s'éloigne peu des méthodes apprises chez Campin, tant par le style que la composition. On retrouve les visages bien ovales et ce goût du confort bourgeois qui font la marque de l'atelier.

Et van der Weyden ? Très tôt, il semble se distinguer par son style plus sec et linéaire.
La Trinité affligée issue du retable dit de Flémalle est l'un des rares exemples convaincants d'œuvre précoce attribuée à l'élève d'après une composition de son maître reflétée par un tableau peut-être légèrement postérieur, également à Saint-Petersbourg (voir l'image en bas à droite du lien).

Flémalle Trinité

Rogier van der Weyden ?, Trinité affligée en grisaille,
élément du retable dit de Flémalle,
technique mixte (tempera + huile) sur bois, vers 1430,
Francfort, Städelkunstinstitut.
Les traits secs du Christ mort correspondent au type
qu'emploie van der Weyden par la suite.

De disciple, concurrent

Certains n'hésitent pas à écrire que l'atelier de Campin tournait grâce à van der Weyden... En tous les cas les meilleures choses ayant une fin, Rogier finit par devenir maître à son tour. Les archives montrent qu'il reçoit localement quelques commandes de décoration d'églises. Mais il ne tarde pas à partir chercher un peu d'espace, tout en mettant à profit ses acquis. Il semble ainsi que la Trinité conservée au musée de Louvain doive revenir à son atelier, vers 1430-40.

Mais surtout, Rogier est notamment devenu un excellent portraitiste. Pour la période qui nous occupe, on lui donne ce portrait de femme conservé à Berlin.

Weyden jeune femme Berlin

Rogier van der Weyden, Portrait de jeune femme
parfois identifié à Élisabeth Goffart, épouse du peintre
,
huile sur bois, vers 1432-35 ?, Berlin, Gemäldegalerie.

Sa parenté avec le portrait féminin attribué à Robert Campin est évidente : les jeunes femmes portent la même robe de velours plissé sur la poitrine et la même coiffe, elles replient sagement les mains (richement parées) sur le devant du tableau, ce qui a pour effet de donner plus de relief et de mettre en valeur le visage plus éclairé. Cependant la facture du visage et le modelé sont légèrement différents. Van der Weyden garde bien visible le trait qui délimite le profil placé dans l'ombre (ici, et comme souvent chez lui, le côté droit) tandis que Campin s'efforce de le faire oublier en multipliant les nuances de ton proches de ce trait. Il accentue les contrastes (sur l'arrête du nez, sur le philtrum), donnant à son modèle un air plus sculptural. De fait, un autre portrait de femme attribué à van der Weyden sous l'influence de Campin, cette fois tracé à la pointe d'argent (Londres, British Museum) montre des effets de contraste plus marqués, pour un résultat moins doux.
L'illusion de présence, chez van der Weyden, tient donc moins à la technique qu'au choix de tourner le regard de sa belle vers le spectateur, idée qu'il a peut-être reprise du portrait de Marguerite van Eyck. On note que contrairement aux représentations de couples de l'époque, cette femme est tournée vers la droite (la place d'honneur est celle de droite, tradition chrétienne oblige). Il s'agirait donc d'un portrait indépendant : hommage du peintre à sa charmante épouse ? L'insistance mise sur la poitrine voluptueuse, très sensible par rapport au portrait de Campin, pourrait faire allusion à la fécondité de la belle.

Je ne suis pas convaincue en revanche par la Vierge en gloire du musée Thyssen, aux traits un peu flous, qui rappelle davantage Daret à mon sens (mais je n'ai pas prêté particulièrement attention au tableau lors de ma visite au musée il y a déjà cinq ans). Elle est datée vers 1433. La niche gothique flamboyante y est plus réussie que les figures, or chez van der Weyden, la figure humaine prime largement sur le décor. C'est ce que l'on verra sous peu... à suivre !

Pour citer ce billet Stéphanie Deprouw-Augustin, « La droite ligne de Rogier van der Weyden (1) », Blog Apprendre à voir, 4 décembre 2012, https://deprouw.fr/blog/la-droite-ligne-de-rogier-van-der-weyden-1/.

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