Un mariage d'amis dans le Tarn cet été m'a enfin permis, lors d'une pause bienvenue, de visiter le musée des Beaux-Arts de Limoges récemment rénové. Sobre et efficace, la nouvelle muséographie met très bien en valeur les collections. C'est l'occasion de revenir sur un artiste que j'ai eu la chance d'étudier dans le détail en préparant une exposition dont j'ai été co-commissaire en 2010. Depuis la parution de l'excellent Léonard Limosin au musée de Louvre, de Sophie Baratte (1993), plusieurs œuvres ont refait surface et été montrées au public. La carrière de Léonard Limosin, connue par le biais des archives, est aussi jalonnée d'œuvres signées et datées : elle est abondamment documentée de 1533 à 1574. Son parcours au service des rois de France, de François Ier à Charles IX, marque l'apogée d'une technique forgée à la Renaissance et typiquement française : l'émail peint sur cuivre.
Dans ce premier épisode (un deuxième suivra), j'entends retracer la carrière de Léonard Limosin, en rassemblant documents d'archives et œuvres datées.
Émailleur du roi sous les derniers Valois
1505 : naissance à Limoges.
On ne sait rien de sa formation (on apprend en 1541 que son père était aubergiste). Certains avancent qu'il pourrait avoir été l'élève de l'émailleur Nardon (Léonard) Pénicaud, orfèvre et émailleur mentionné de 1493 à 1541.
1533 : premières œuvres signées, pour Jean de Langeac ? Portrait de Hieronymus Welser (signé « LL 1533 » ; « 24 » sûrement pour l'âge du modèle).
1534 : Adam et Ève chassés du paradis, d'après une gravure d'Albrecht Dürer (signé LL 1534), Limoges, musée des Beaux-Arts. Psyché enlevée par Zéphir, d'après la gravure d'Agostino Veneziano (Paris, musée du Louvre ; datée « LL 1534 » sur une pierre).
1535 : portrait d'homme barbu portant une barrette noire, autrefois considéré comme un portrait de Jean Calvin (Ranger's House, collection Wernher ; daté sur le cadre).
1536 : Portrait de la reine Éléonore d'Autriche, à la curieuse inscription en italien (« Donna Leonora sorella dell'imperatore LL 1536 »). L'histoire de Saint Antoine abbé, portant les armoiries de Jean de Langeac, évêque de Limoges, et l'inscription LL 1536 paraît plus fiable. Cet évêque était un brillant humaniste en faveur à la cour de François Ier : c'est sans doute lui qui a fait connaître l'artiste.
NB : Je me demande même s'il ne l'a pas emmené avec lui dans son ambassade à Ferrare en 1533-35, ce qui éclairerait à la fois l'existence du portrait de Hieronymus Welser, l'influence de gravures mythologiques italiennes sur son œuvre (Psyché), l'inscription italienne sur le portrait de la reine et la présence attestée au XVIIe siècle du retable des Prophètes et des Sibylles (Écouen, musée national de la Renaissance) dans un couvent vénitien. Le portrait masculin daté de 1535 serait celui d'un réformateur accueilli à la cour de Renée de Ferrare, princesse d'origine française (c'est une fille de Louis XII et Anne de Bretagne), connue pour avoir fait le choix du protestantisme et protégé les penseurs et artistes persécutés en France après l'Affaire des Placards (1534).
1537 : il termine l'échiquier-jeu de trictrac, pièce totalement unique dans l'émaillerie limousine.
1538 : il signe LEONARDUS LEMOVICUS une trompe de chasse émaillée figurant des scènes de la vie de Saint Hubert, patron des chasseurs. À noter, l'emploi du rouge sur les vêtements du saint : c'est une couleur extrêmement difficile à obtenir à la cuisson, qui témoigne d'un grand savoir-faire.
1539 : il peint sur cuivre un médaillon représentant le buste en miniature d'un jeune homme en armure (le dauphin ?). L'œuvre est signée LL 1539. Au revers figure un portrait en camaïeu d'or de François Ier qui n'est pas sans rappeler l'autoportrait émaillé de Jean Fouquet, réalisé près d'un siècle plus tôt.
1540 : un couvercle de coupe peint en grisaille porte les inscriptions LL et 1540 dans des cartouches (Limoges, musée des Beaux-Arts). Portrait d'homme à la barbe rousse (ce n'est pas forcément un huguenot, je dirais plutôt un évêque), signé LL 1540 (Washington, National Gallery).
21 mars 1541 : Léonard Limosin et son frère Martin sont émailleurs à Limoges, comme il apparaît dans un document notarié. Léonard est dit majeur (il a au moins 25 ans). Son père récemment décédé, François, avait été aubergiste.
1542 : il exécute le portrait d'un homme, signé LL 1542 (New York, Frick Collection), et une plaque de l'histoire de Psyché, La vieille raconte l'histoire de Psyché (1542 ; LL ; Londres, British Museum).
1543 : Le père de Psyché consulte l'oracle d'Apollon (LL 1543), Paris, musée du Louvre.
1544 : il grave à l'eau-forte une série de planches de la vie du Christ : l'Annonciation, une Nativité/Adoration des Bergers, l'Entrée à Jérusalem, la Cène, Jésus au Mont des Oliviers, l'Arrestation du Christ, Renvoi du Christ par Hérode et Résurrection (Paris, BnF ; Bruxelles, bibliothèque royale ; New York, Metropolitan Museum of Art). Toutes sont signées en toutes lettres ou monogrammées, la plupart sont datées 1544. Ces gravures posent la question de sa présence sur le chantier du château de Fontainebleau, sachant qu'il n'apparaît pas dans les comptes des Bâtiments du roi à ce sujet.
vers 1545 : il passe contrat avec le peintre Michel Rochetel pour le compte des Bâtiments du roi. Celui-ci doit fournir des patrons pour douze tableaux d'émail ; il est désigné non pas sous son nom mais comme « l'esmailleur de Lymoges, esmailleur pour le roi ».
1546 : il apparaît dans les comptes royaux comme « esmailleur et peintre du roi », avec des gages de 200 livres tournois.
1547 : il livre au roi Henri II, au château de Saint-Germain-en-Laye, la commande des Douze Apôtres, exécutés d'après les cartons de Michel Rochetel.
1548-51 : il figure parmi les valets de chambre du roi, titre honorifique traditionnellement donné à des peintres de qualité, pour leur fournir un revenu fixe et leur garantir l'accès à la personne royale.
1550 : portrait de Philippe, comte palatin du Rhin (Paris, musée du Louvre). La signature LL 1550 est portée sur le contre-émail, au verso.
1551 : dans les comptes royaux, il touche 160 livres tournois de gages. Cette année-là, il peint sur bois l'Incrédulité de Saint Thomas, sans doute pour sa chapelle familiale. Armoriée, signée et datée (« Leonard Limosin esmailleur peintre vallet de chambre du roy 1551 »), l'œuvre comporte sûrement un autoportrait.
1552 : une fontaine émaillée à sujets mythologiques (Psyché notamment), datée 1552 et ornée du chiffre de Henri II (le double D) figurait autrefois dans la collection d'Andrew Fountaine, dispersée en 1884.
1553 : il exécute le Retable émaillé de la Sainte Chapelle pour le roi Henri II (le contrat, daté de 1552, est conservé et a été étudié par Guy-Michel Leproux).
NB : Peu d'émaux sont datés de la période où Limosin est valet de chambre du roi, en revanche la commande de ce retable est le signe qu'il n'est pas vraiment tombé en disgrâce.
1554 : il signe une paire de médaillons (27 cm de diamètre) figurant le Christ et la Vierge (ex-collection Pierre Bergé et Yves Saint-Laurent, Christ signé LEONARD LIMOSIN 1554, Vierge : LL 1554).
1555 : plat ovale du Festin des dieux, portant les armes de Anne de Montmorency (collection particulière). Également la petite plaque ovale Vénus et l'Amour (LL 1555), et le plat rond à ombilic du Jugement de Salomon, tous deux conservés à Paris, musée du Louvre.
1556 : il réalise le portrait émaillé ovale du connétable Anne de Montmorency, au cadre particulièrement travaillé, ainsi que le portrait émaillé rectangulaire d'Henri d'Albret, roi de Navarre (l'inscription LL 1556 est presque effacée). Cette année-là, les collections parisiennes du connétable sont inventoriées : outre un grand plat à ses armes (peut-être le Festin des dieux), y figurent des portraits du « feu roy de Navarre » (Henri d'Albret), de « feu Monsieur le grand écuyer Galiot » (Galiot de Genouillac) et de « la reyne » (Catherine de Médicis). Tous ces portraits sont probablement dus à Limosin mais ne peuvent être identifiés avec certitude car il en existe plusieurs exemplaires. Plaque Josué arrête le soleil (LL ; 1556) avec inscriptions latines (Turin, museo civico). Crucifixion ovale du musée des Beaux-Arts de Limoges (1556).
1557 : Portrait ovale du duc François de Guise (Paris, musée du Louvre); série ovale sur le thème de la Passion du Christ (Écouen, musée national de la Renaissance).
1558 : il est taxé 20 écus par la ville de Limoges, apparaissant ainsi comme la 5e fortune de la ville.
1559 : comme « esmailleur et peintre du feu Roy », il reçoit sept aunes et demie de drap noir pour porter le deuil royal.
1559-60 : il est mentionné comme « esmailleur ordinaire » dans l'Estat des officiers domestiques du Roy pour l’année commancée le 1er juillet 1559 et finye le 31 décembre 1560, mais n'est plus rémunéré qu'à hauteur de 80 livres tournois.
vers 1561 : il réalise, pour la famille de Guise, la plaque du Triomphe de l'Eucharistie, signée LEONARD L.
novembre 1561 : il lève le plan du village de Naugeat dans le cadre d'un procès, et signe « peintre du roi, demeurant dans la ville de Lymoges ».
1562 : Plat du Jugement de Pâris, signé au revers LL 1562. Outre sa maison, on apprend qu'il possède deux métairies proches de Limoges.
1563 : Thésée et la reine des Amazones (Écouen, musée national de la Renaissance, signé LL 1563).
1564 : avec ses deux fils prénommés François (sic) ainsi que Jean Miette et Jean Pénicaud, peintres, il est engagé par la ville de Bordeaux pour concevoir les décors de l'entrée royale, le 9 avril. Il doit ainsi « dessiner et paindre les ornements et estrades, faire tous les ornements, painctures, pourtraictz (modèles dessinés) et autres choses de leur art nécessaires pour ladite entrée. » La ville fournit les pigments, comme il est d'usage. Outre des armoiries et devises royales, il s'agit surtout de peindre une allégorie de la foi : « une image en figure de femmes ayant robbe de diverses couleurs tenant un calice en une main et une hostie en l'autre, et une croix où estoit escript In hoc signo vinces [Par ce signe tu vaincras] ».
août 1565 : le cardinal de Guise, son neveu Henri, duc de Guise, la mère du précédent, Anne d'Este, et son nouvel époux le duc de Nemours passent par Limoges, où la municipalité leur « a fait bon recueil et tout le devoir de notre puissance. » Un portrait d'Anne d'Este signé en toutes lettres (LEONARD LIMOSIN) semble avoir été réalisé en vue de le lui offrir (Londres, British Museum).
1569 : La ville de Limoges lance un impôt exceptionnel : « Leonard Limosin pintre » figure parmi les contribuables les plus aisés (il paye 2 fois 10 livres, quand son confrère Pierre Courteys paye 2 fois 2 livres).
1571 : Mercure, Jupiter et l'Amour (LL 1571), Brunswick, Anton-Ulrich Museum. Cette plaque fait partie d'une série sur l'histoire de Psyché, toujours d'après les mêmes gravures, et dont il subsiste dans la même collection deux autres plaques : Zéphyr emporte Psyché et Psyché offre des présents à ses soeurs. C'est la seule fois qu'il traite le sujet en couleurs.
1572 : un Léonard Limosin est alors consul de la ville de Limoges (l'un des conseillers municipaux) et se voit mentionner dans un acte notarié pour un échange de prés en banlieue de Limoges. Il pourrait toutefois s'agir d'un homonyme. L'artiste exécute un Mois de février ovale, signé LL 1572 (Paris, musée du Louvre).
1573 : il réalise deux plaques mythologiques, Mars et Junon, portraits flatteurs de Charles IX et de Catherine de Médicis (LL 1573). Deux portraits en pied ovales de Charles IX et de son épouse Élisabeth d'Autriche sont aussi signés de cette année-là (LL 1573 sur le portrait féminin), et sont décrits en 1861 dans la collection Hollingworth Magniac (n° 100 et 101). Il signe également, en toutes lettres, Hercule et Antée (Baltimore, the Walters Art Gallery) en citant ses sources (Raphaël gravé par Agostino Veneziano). Il est rarissime qu'un artiste de la Renaissance cite la date de son modèle, ici une gravure vieille de 40 ans, et réalisée d'après un dessin lui-même antérieur à 1520 (date de la mort de Raphaël). C'est un bel hommage à la Haute Renaissance italienne, à un moment où l'art français s'en éloigne indubitablement. Le fait que Limosin revienne ainsi à ce qui a fait son succès à ses débuts me paraît très intéressant, au moment où il passe vraisemblablement la main à ses descendants.
1574 : un portrait identifié comme celui de Marguerite de France, duchesse de Savoie, signé LL 1574, est passé en vente chez Christie's Londres en 2009 : il s'agit clairement d'une œuvre d'atelier.
19 janvier 1575 : il apparaît dans un acte notarié comme « maistre esmailleur de la ville de Limoges et valet de la chambre nostre syre ».
10 février 1577 : un autre document mentionne les « hoirs de feu Leonard Limosin esmailleur » (les héritiers). Il est donc décédé avant cette date.
En tout, Léonard Limosin nous laisse un tableau, une trentaine d'émaux (ou d'ensembles d'émaux) et quelques gravures datés : il est rarissime de si bien connaître la carrière d'un artiste de la Renaissance française. Et c'est sans compter sur tous les autres émaux non datés, témoins d'un atelier fécond et d'un engouement du public qui ne se dément pas en quarante ans de carrière. Belle longévité !
Aisément transportable, assez peu onéreux, flatteur à l'œil grâce à ses reflets et ses rehauts d'or, mais aussi fabriqué en France (cela comptait déjà, pour se démarquer de la majolique italienne), l'émail peint avait des qualités pour se faire adopter, jusque dans les plus hautes sphères de l'aristocratie française de la Renaissance. Léonard Limosin n'est pas le seul artiste à avoir obtenu des commandes de la Cour, mais il est certainement celui qui a le mieux réussi à s'imposer, sur le plan esthétique et financier. Son style a manifestement plu à Catherine de Médicis, puisqu'il n'a pas cessé de produire des émaux en rapport avec la Cour après la mort d'Henri II. Le « cabinet des émaux » qu'elle avait installé dans son hôtel particulier du quartier des Halles à Paris après 1570 comprenait vraisemblablement, comme je l'ai montré en 2010, une série de trente-deux émaux issus de l'atelier Limosin, et peut-être davantage.
Au-delà, ce sont les modèles de la Haute-Renaissance (Dürer, Raphaël etc.), correspondant aux début de la carrière de Limosin, qui ne se sont pas démodés et servent encore à produire des émaux jusque tard dans le siècle.
Pour citer cet article :
Stéphanie Deprouw-Augustin, « Léonard Limosin : l'apogée de l'émail peint (1) », Apprendre à voir, (https://deprouw.fr/blog/), 6 novembre 2013.