Publié le 3 novembre 2012
À l'origine de ce message se trouve un corpus d'œuvres assez polémique au sein de la communauté des chercheurs en histoire de l'art. Pour la première fois en domaine flamand, on peut discerner le travail, au sein d'un même atelier, de plusieurs peintres au tempérament différent dont on connaît les noms. Leur succès est tel que les formules qu'ils ont développées se répandent dans l'art flamand, voire européen, tout au long du 15e siècle. S'ajoutent à cela des documents d'archives assez nombreux mais parfois délicats à interpréter. Je veux parler du cas de Robert Campin, actif à Tournai de 1406 à 1440 environ, et de ses deux principaux élèves, Jacques Daret et le célèbre Rogier de le Pasture (Rogier van der Weyden).
C'est en 1898 que l'historien de l'art allemand Hugo von Tschudi détache de l'œuvre de Rogier van der Weyden un ensemble qu'il considère à part. Il le fonde sur trois panneaux du musée de Francfort de dimensions très proches, et réputés provenir de l'abbaye de Flémalle près de Liège – d'où le nom « maître de Flémalle ». De manière intéressante, von Tschudi décrit le peintre comme un contemporain de van der Weyden, peut-être un peu plus jeune, influencé par lui et van Eyck.
En 1902 a lieu à Bruges une exposition fondatrice consacrée aux Primitifs flamands. Georges Hulin de Loo identifie alors le maître de Flémalle à Jacques Daret, peintre actif à Tournai puis à Arras. Il revient sur son idée sept ans plus tard et propose de rendre le corpus au maître de Jacques Daret, Robert Campin. C'est cette opinion qui prévaut aujourd'hui. Toutefois, d'autres chercheurs, dans la lignée d'Emile Renders, ont été tentés de restituer le groupe à van der Weyden jeune, en se fondant sur des détails anatomiques (d'après la méthode de Giovanni Morelli qui préconisait de reconnaître la « main » de différents artistes d'après l'examen privilégié des doigts, orteils et oreilles etc.). Le groupe a parfois été divisé en deux sous-groupes, celui du « maître de Flémalle » et celui du « maître de Mérode » d'après un tableau conservé à présent aux Cloisters de New York.
Au sens large où l'on entend la production de cet atelier, on recense une petite quarantaine d'œuvres, soit originales, soit copies fidèles à des originaux du maître. On peut les dater entre 1410 et 1440 environ, avec une période de pleine maturité à partir de 1525 et dans les années 1430 – comme Jan van Eyck. Tous ces tableaux sont peints sur bois, certains en partie à l'aide de peinture à l'huile. Il s'agit soit de sujets religieux, soit de portraits.
Sur l'ensemble, un seul tableau est daté : le volet gauche du triptyque commandé par le ministre franciscain de la province de Cologne, Heinrich von Werl, et achevé en 1438 (Madrid, musée du Prado).
Si le volet droit est conforme à l'iconographie développée par l'atelier du maître de Flémalle (voir l'Annonciation du Triptyque de Mérode plus haut), le volet gauche en revanche est un pastiche du style de Van Eyck. Le miroir convexe, l'inscription gothique sur la marche en sont les signes les plus manifestes. Peut-être le panneau central comportait-il une signature ? De deux hypothèses : soit le triptyque a été l'occasion pour le peintre de défier Van Eyck sur son terrain, soit l'imitation est une commande explicite du client, ce qui arrive plus souvent qu'on ne le croit. Hélas le prix-fait (contrat) de ce tableau n'a pas été conservé.
En somme, l'on est bien en présence d'un atelier flamand contemporain de Van Eyck, et qui partage une partie de ses innovations, la peinture à l'huile et la recherche du trompe-l'œil notamment. La peine à distinguer entre « maître de Flémalle » et Rogier van der Weyden a en partie été résolue par les analyses scientifiques. Le dessin sous-jacent, vu à la réflectographie infra-rouge, est assez différent dans les deux cas : le maître de Flémalle définit les volumes par des hachures arrondies, tandis que Rogier van der Weyden trace des lignes de séparation entre ombre et lumière. L'étude de la dendrochronologie (datation du bois) a révélé que certains panneaux étaient antérieurs d'une génération à Van der Weyden.
Mais les récentes analyses scientifiques n'ont pas résolu tous les problèmes soulevés par l'étude stylistique. Le corpus authentique ne cesse de s'étioler. Exit la délicieuse Vierge à l'écran d'osier de la National Gallery de Londres, donnée à un « suiveur » vers 1440, soit à la toute fin de la carrière supposée de l'artiste. Elle avait pourtant tout pour plaire, malgré une lourde restauration au 19e siècle (localisée en haut et à droite du panneau, non sur les visages). En effet, elle avait, du maître de Flémalle :
Ce n'est sans doute pas un hasard si une xylographie (gravure sur bois) coloriée, en l'occurrence Saint Christophe portant le Christ, est placardée sur le manteau de cheminée, ou si les lys couramment associés à la Vierge sont présentés dans un vase en majolique (céramique peinte sur fond blanc opaque) : le peintre témoigne ici de deux techniques récentes et à la mode, importées aux Pays-Bas depuis l'Allemagne (gravure) et l'Espagne (majolique). Ce tableau constitue un manifeste du confort bourgeois des années 1420-30, et par-là même interroge le statut du peintre, en pleine évolution.
Nouveau également, le traitement du paysage. Il bénéficie certes des innovations de la génération précédente dans le domaine de la miniature. Des enlumineurs comme le maître de Boucicaut ou les frères de Limbourg, auteurs des Très riches Heures du duc de Berry sont friands de scènes en extérieur. Le maître de Flémalle y ajoute sa touche naturelle. La Nativité de Dijon et son lever de soleil sur la campagne en constituent un superbe et rare exemple. Si la perspective mathématique est encore maladroite dans les rochers en haut à gauche, la perspective atmosphérique (ce dégradé de couleurs vers l'horizon) est tout à fait maîtrisée. Bientôt le paysage allait devenir le symbole même de l'art nordique, imité des Italiens.
S'ajoute à cela un goût de l'iconographie atypique. Sont ici fusionnés en une scène la Nativité et l'Adoration des bergers. La présence des sages-femmes vient des évangiles apocryphes (non retenus par le dogme catholique). De même le rayonnement du Christ, plus intense que la chandelle de Joseph, serait issu des visions de Sainte Brigitte de Suède (1372). Il est toujours intéressant qu'un peintre intègre des éléments d'iconographie rare, et l'on peut se demander là encore s'il a agi sur les conseils d'un théologien.
Aux limites de la religion et du portrait, figure enfin ce portrait en buste du Christ et de la Vierge, daté vers 1430-35. Lui aussi est appelé à un brillant avenir. On y retrouve les visages ovales, bien symétriques, au long nez fin. La Vierge, comme chaque fois, a le visage penché par pudeur et par dévotion.
Le fond d'or est ici archaïsant et exotique, à la manière des icônes byzantines. Il n'empêche pas que le Christ ait la main gauche comme posée sur le cadre, effet illusionniste appelé à se répandre dans le portrait. Le maître de Flémalle, suivant les effets souhaités, place ses personnages devant un fond d'or (le mystère du Divin échappe à la perspective et devient une image sacrée, frontale), un fond textile (à l'imitation de statues placées devant un dais) ou un fond de paysage, selon l'idée qu'à Noël, Dieu s'incarne dans notre humanité.
En définitive, ce que l'on doit à ce peintre est considérable :
Il est notamment un précurseur du paysage et de la nature morte. On peut se demander en revanche s'il ne s'est pas mis à peindre des portraits laïcs sous l'influence de van Eyck.
Mais il y a un hic : l'abbaye de Flémalle n'a jamais existé ! L'appellation « maître de Flémalle » n'a donc plus vraiment de sens. C'est ce qui explique sans doute que malgré l'absence de preuves formelles, la communauté ait opté massivement pour le nom de Robert Campin, là où d'ordinaire on aurait écrit « maître de Flémalle (Robert Campin ?) ».
Contrairement à van Eyck, Robert Campin n'échappe pas aux contraintes du métier de peintre (il appartient à la guilde de Saint-Luc, qui définit les usages de la profession dans la ville). Il mène toute sa carrière à Tournai, cité qui n'était pas spécialement renommée jusque-là pour la peinture. En revanche, c'est avec Arras le plus gros centre de production de tapisseries de l'époque, qui exporte dans l'Europe entière. Étranger à la ville, il est d'abord franc-maître (maître-libre) jusqu'à avoir acquis son droit de bourgeoisie. Il peut ensuite étoffer son atelier en employant plusieurs apprentis. Il est probablement devenu assez riche et célèbre.
Pourtant, on ne connaît aucune œuvre signée de Robert Campin (les statues présentées plus haut sont mentionnées dans les archives de la paroisse en question). Fait étrange, il n'apparaît dans aucune source littéraire de la Renaissance, et le livre des peintres de Van Mander ne le cite pas non plus, même à propos de la jeunesse de van der Weyden.
Je m'interroge beaucoup sur ce qu'apporte la connaissance de la vie de Robert Campin à la compréhension de son œuvre supposé. Des clous ? En effet, le passage par le quartier de la Lormerie me fait irrésistiblement songer au Saint Joseph charpentier du Triptyque de Mérode... J'ajoute :
Interdit de responsabilités politiques puis rayé des histoires de l'art jusqu'au 19e siècle après une période vraisemblablement faste pour son atelier, Robert Campin fait figure d'ange déchu de la peinture flamande ! Et pourtant, s'il est bien le maître de Flémalle, son engagement politique n'a d'égale que ses innovations picturales. Robert Campin, homme de révolutions !
Pour citer ce billet Stéphanie Deprouw-Augustin, « Robert Campin, l'ange déchu », Blog Apprendre à voir, 3 novembre 2012, https://deprouw.fr/blog/robert-campin-lange-dechu/.