Publié le 13 décembre 2012
Deuxième épisode : où le (plus si) jeune Rogier parvient à imposer sa ligne grâce à un savant mélange de nouveauté et de reprises.
Jan Van Eyck et Robert Campin ont chacun eu plusieurs élèves. Le mystérieux Petrus Christus pour le premier, Jacques Daret pour le second. Rogier en a éclipsé la mémoire, en transcendant à son seul profit les modèles venus des deux plus grands ateliers de peinture de sa génération.
À 35 ans, Rogier van der Weyden s'installe dans la ville d'origine de sa femme, Bruxelles.
Outre des motifs familiaux, plusieurs raisons ont dû favoriser cette décision :
Voici les dates-clés pour cette période :
L'on s'accorde à dire que la célèbre et magnifique Déposition de croix du Prado qui ouvre ce billet remonte à la période de l'installation à Bruxelles. On y retrouve certains souvenirs tournaisiens, tel le visage de Nicodème (l'homme vêtu de noir et d'or qui porte les jambes du Christ) fortement apparenté au portrait supposé de Robert de Masmines, déjà vu. De même, le serviteur qui a décroché le Christ du haut de son échelle rappelle, de par ses traits larges quasi simiesques, les spectateurs du Mauvais larron de Campin conservé au Städelmuseum de Francfort. Les grands volumes drapés aux plis cassés sont aussi redevables au maître, qui a lancé Rogier sur la voie de l'imitation de la sculpture. Tout comme encore le long nez, le visage ovale, les paupières bombées de la Vierge.
Les arbalètes qui paraissent sculptées dans le cadre en trompe-l'œil du tableau révèlent qu'il a été commandé par une confrérie d'arbalétriers, en l'occurrence celle de Louvain. Son succès a été tel que le roi d'Espagne Philippe II, plus d'un siècle après, s'est payé l'original et a dédommagé les arbalétriers d'une copie de son peintre Michiel Coxcie.
Pourquoi un pareil succès ?
Si l'on y regarde de plus près, l'artiste n'a pas lésiné sur les moyens. Je vous laisse admirer (en gros plan via Google Earth toujours) :
(Pour information, une prestigieuse version enluminée de mystère attribuée au même dramaturge vient de passer en vente à Londres, mais n'a pas trouvé preneur. Exécuté vers 1465, ce manuscrit a été peint pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon. Hélas la composition ne semble pas montrer un décor de théâtre, quoique la rue bordée de maisons qui débouche sur la colline du Golgotha ait des allures de carton-pâte).
C'est bien sous l'influence du théâtre sacré que les thèmes de la Passion grandeur nature, que ce soit en peinture ou en sculpture (des Mises au tombeau pour l'essentiel), se développent au 15e siècle.
En tous les cas, on sent chez le peintre la volonté d'incarner le Mystère de la Passion et de faire communier ses acteurs avec le spectateur. D'où « la dignité au milieu d'un flot de larmes » évoquée par l'humaniste Bartolomeo Fazio (1456). L'exposition rétrospective organisée en 2009 à Louvain titrait justement « Rogier van der Weyden : maître des Passions ». Là où Robert Campin s'était fait une spécialité des Annonciations douillettes, son disciple excelle dans le registre sévère des scènes de la Passion. Elles mettent en valeur ses qualités quant au rendu des expressions, et donc des passions humaines. Rogier van der Weyden est avant tout un excellent dessinateur. Il a fait fructifier les modèles de Robert Campin en leur donnant plus de profondeur.
Voici encore deux compositions sur une même base développée dans l'atelier de Robert Campin. La première montre une Vierge à l'Enfant, l'autre une Marie-Madeleine lisant issue d'un retable démembré mais reconstitué à partir d'un dessin conservé à Stockholm (qui n'est pas de van der Weyden lui-même).
Sur le site de la National Gallery, l'on peut lire (en anglais) l'étude scientifique publiée en 1997 sur les cinq tableaux des collections de ce musée attribués à van der Weyden et à son atelier. Sur le plan technique, voici ce qu'il ressort de l'étude des tableaux :
En somme, il utilise les couleurs les plus courantes à l'époque. Le fait qu'il n'emploie presque pas de rouge de garance tendrait à indiquer un besoin de peindre vite pour satisfaire de nombreuses commandes. En effet, cette matière d'origine végétale met des mois à sécher.
Le Saint Luc peignant la Vierge de Boston, que l'on date aussi de l'arrivée à Bruxelles, doit être vu comme un manifeste de l'artiste. Il pourrait s'assortir de la devise « du dessin avant toute chose », pour parodier Verlaine. Étant donné le thème et la présence des armoiries sur les vitraux, on pense qu'il a été peint pour l'autel de la chapelle de la guilde de Saint-Luc à Bruxelles (c'est-à-dire la corporation des peintres). Que le saint soit un autoportrait ou non, il est très inhabituel de le voir dessiner et non peindre. Une manière de mettre l'accent sur les qualités nouvelles exigées des peintres avec l'invention de la perspective (à Florence, quelques années auparavant) et, plus généralement, le souci accru de l'imitation.
Cette insistance sur le dessin pose la question des rapports du peintre à l'art italien, où le
« disegno » (dessein/dessin) est au cœur de la Renaissance (on en reparlera dans un prochain billet). Il justifie l'ascension sociale du peintre, puisque selon Léonard de Vinci, la peinture est affaire d'esprit (« la pittura è cosa mentale »).
Le tableau de van der Weyden est connu également par trois copies exactes (à Bruges, Saint-Petersbourg et Munich). Elles sont si réussies qu'il a fallu analyser le dessin sous-jacent pour trouver l'original. Cela suppose une réalisation à l'intérieur même de l'atelier de Rogier, qui devait être considérable, et ce dès les années 1440, comme l'atteste son achat de deux maisons adjacentes au Cantersteen vers 1444.
Par sa composition et son ambition intellectuelle, le tableau se rapproche de l'art de Jan van Eyck : on y reconnaît la disposition des personnages et surtout le paysage de la Vierge du chancelier Rolin de van Eyck. Une manière de rendre hommage à son ancien maître ou à un rival ? Mis à part dans quelques tableaux comme cette Visitation, Rogier laisse peu de place au paysage, pour mieux se concentrer sur les personnages. J'ai l'impression qu'il s'écarte assez vite de l'influence (sans doute pesante) de van Eyck, le peintre de cour.
Outre les éclatantes réalisations que sont la Déposition de croix et Saint Luc peignant la Vierge, il faut en venir à ce qui justifiait la pension annuelle du peindre : les commandes de la municipalité. Beaucoup de documents d'archives font certainement défaut, Louis XIV ayant laissé quelques mauvais souvenirs dans la place. Les scènes de justice destinées à l'hôtel de ville de Bruxelles, seule commande documentée de la municipalité à son peintre officiel, ont aussi disparu en 1695 sous les bombardements de l'armée française. Deux des quatre scènes, la Justice d'Archambauld (ou Herkenbald, échevin bruxellois du 11e siècle) et la Justice de Trajan (l'empereur romain) sont connues par une tapisserie conservée au musée cantonal de Berne (c'est une prise de guerre des Suisses sur Charles le Téméraire). Difficile de se faire une idée de leur style, alors même qu'elles auraient dû nous servir d'étalon. Qui plus est, les sujets profanes sont très rares chez van der Weyden, hormis les portraits que l'on verra plus tard.
Il demeure toutefois un dessin attribué à l'atelier de van der Weyden, plus précisément à Vranke van der Stockt (vers 1420-vers 1495) qui semble l'avoir assisté dès son installation à Bruxelles, pour un projet municipal. Il s'agit d'un patron pour un chapiteau, d'où sa forme en anneau.
Au même assistant a également été rendu ce dessin de procession du British Museum, daté vers 1440, qui porte son monogramme formé d'un V, d'un S et d'un T (sur un créneau de la muraille placée à l'arrière-plan). En tant qu'artiste municipal officiel, van der Weyden était associé à toutes les processions organisées dans la ville et y prenait certainement part. En l'occurrence la feuille renverrait à une légende locale, sans doute illustrée sur une tapisserie (perdue). Vrancke van der Stockt devint maître peintre à Bruxelles en 1445, ce qui suppose qu'il mena ensuite une carrière indépendante (encore que des associations soient possibles dans le cadre des contrats).
À partir des années 1440, soit presque au moment de la mort de Van Eyck (je ne crois pas que ce soit innocent), van der Weyden accède à des commandes ducales, sans jamais toutefois que son rôle ne soit officialisé. Hélas les épitaphes ducales (évoquées plus haut dans la chronologie) ont disparu. Elles comportait une Vierge à l'Enfant encadrée des portraits des duchesses.
Membre illustre de la cour de Bourgogne, l'évêque de Tournai Jean Chevrot lui commande aussi le Retable des Sept Sacrements, à nouveau centré sur la Passion du Christ comme préfiguration de l'Eucharistie. La Crucifixion est l'un des piliers de l'Église, à l'instar des autres sacrements, c'est pourquoi elle a lieu non pas à l'extérieur mais dans la nef centrale d'un édifice religieux.
Le panneau central présente des types physiques proches de la Déposition de croix du Prado ; les panneaux latéraux ont été confiés à des élèves (ils sont d'un style plus raide).
Qu'il ait été commandé par le roi Jean II de Castille ou non, le retable de Miraflores, daté vers 1440, constitue la deuxième œuvre sûre de l'artiste (on a vu que le prénom de l'artiste et son origine étaient cités dans les archives de la Couronne espagnole, en 1574).
Sous une architecture mi-romane mi-gothique de fantaisie, van der Weyden dispose trois scènes de la Vie de la Vierge. Les lignes brisées des corps, spécialement la diagonale du Christ mort, contrastent avec les arcatures en plein cintre (arrondies), garnies de sculptures. La répétition des vêtements rouges donne une belle unité à l'ensemble.
Le thème central, celui de la Pietà, typiquement italien, mérite mention. Il serait le premier à l'avoir introduit dans les Flandres, et ce, avant même son séjour transalpin (je vois déjà Georg-Friedrich froncer les sourcils, et j'avoue que moi-même je suis perplexe quant à la datation de ce retable). Ce qui est sûr, c'est que l'atelier de l'artiste a abondamment développé ce thème de la Vierge portant sur ses genoux son fils crucifié (Pietà de Bruxelles datée vers 1436-46 ?, de Madrid vers 1450 ? ou encore de Londres, vers 1465 ?). Les versions madrilène et londonienne présentent des donateurs : il faut sans doute voir dans le choix du sujet un effet de mode, à l'italienne. Les médecins dans l'assistance apprécieront la rigidité cadavérique qui a saisi le Christ entre l'épisode de la Déposition de croix et la Pietà... un peu de vraisemblance dans ce monde de symboles !
On a vu dans le billet précédent que Rogier avait certainement développé tôt des savoir-faire particuliers en matière de portraits. Le British Museum conserve un autre exemple de ces portraits féminins, légèrement plus tardif et dessiné à la pointe d'argent, où seuls sont aboutis le visage et la coiffe.
Que van der Weyden ait été recherché, dès les années 1440, comme portraitiste, apparaît sans doute plus clairement dans la seule enluminure qu'on lui attribue : la scène de dédicace des Chroniques de Hainaut offerte à Philippe le Bon vers 1446-47. Même très abîmée, elle garde toute sa saveur, par son mélange de poses affectées et d'expressions de visages très bien caractérisées.
Pour illustrer le moment solennel que représente le conseil ducal, il fallait rien moins que le maître. On ignore de quand datent les deux versions du portrait de Philippe le Bon (avec ou sans coiffe) qu'il a réalisées et qui sont aujourd'hui connues uniquement sous la forme de copies (à Anvers, Dijon, Madrid etc.). En tous les cas, il est probable que le rapprochement avec la cour ait eu lieu assez tôt. Le portrait de la duchesse Isabelle de Portugal modifié en sybille à une date plus tardive (Los Angeles, Getty) est daté pour sa part vers 1450.
Mais j'en reviens à la miniature de Bruxelles. Les personnages les plus influents figurés sur la scène de dédicace se sont fait portraiturer par van der Weyden :
Morceau de bravoure à dater de la fin de la période ici étudiée (vers 1445-49), le monumental Polyptyque du Jugement dernier conçu pour Nicolas Rolin « mérite le voyage*** », comme dirait le Guide vert. Notamment parce qu'il demeure sur le lieu auquel il était destiné : le superbe hôtel-Dieu de Beaune (mieux connu sous le nom « d'Hospices de Beaune »).
Nicolas Rolin et son épouse Guigonne de Salins fondèrent l'établissement en 1443 à destination des pauvres de la ville. Le polyptyque prit place dans la chapelle.
Il a depuis été déplacé dans une autre salle, et un dispositif de loupe mobile a récemment été mis en place pour l'admirer.
En deux registres superposés et de taille inégale, selon la tradition médiévale, sont figurés élus et damnés. Ces derniers préfigurent le travail de Jérôme Bosch.
Sur le plan stylistique, le retable révèle un travail d'atelier : Rogier s'est chargé du panneau central ; les autres panneaux ont été confiés à quatre assistants qui ont exécuté le dessin sous-jacent, ont laissé le maître intervenir pour la première couche de peinture, et ont achevé le tableau selon ses modifications. L'un de ces assistants pourrait être Hans Memling, auteur vers 1466-73 d'un Triptyque du Jugement dernier largement redevable à Rogier (Gdansk, Muzeum Pomorskie).
De son voyage supposé à Beaune vers 1469, une génération plus tard, le jeune Alsacien Martin Schongauer a laissé en témoignage une saisissante copie du Christ du Jugement dernier, qui devait lui avoir fait forte impression (Paris, musée du Louvre). Il le vieillit, le muscle, accentue les lignes brisées des plis du vêtement ; en somme il le rend plus ornemental ou anecdotique.
Rogier van der Weyden a-t-il lui-même livré son retable à Beaune ? Nul ne le sait ; en revanche il est attesté l'an 1450 à Rome en Italie. L'occasion d'un prochain voyage pour nous également...
Pour citer ce billet Stéphanie Deprouw-Augustin, « La droite ligne de Rogier van der Weyden (2) », Blog Apprendre à voir, 13 décembre 2012, https://deprouw.fr/blog/la-droite-ligne-de-rogier-van-der-weyden-2/.