Publié le 31 janvier 2013
Troisième et dernier épisode de la série !
Pour reprendre au début, c'est ici.
Le précieux témoignage de l'humaniste italien Bartolommeo Fazio (dans le De viris illustribus daté de 1456), nous apprend que Rogier a fait le voyage d'Italie, et a pu admirer les fresques de Gentile da Fabriano à l'église Saint-Jean-de-Latran. De ces fresques exécutées pour le pape Martin V en 1427-28 jusqu'à la mort de l'artiste, il ne subsiste hélas que quelques rinceaux, et une tête de prophète dans le cloître. Rien de vraiment exploitable.
On ignore si le Flamand faisait partie de la suite d'un important personnage, comme c'était souvent le cas à l'époque. Il fallait bien financer le voyage, se faire ouvrir des portes, assurer sa sécurité (la Guerre de Cent ans n'est pas finie).
Il est tentant de croire qu'il voyage avec un ancien confrère, André d'Ypres, devenu franc-maître à Tournai en 1428, quatre ans avant van der Weyden. André est présent à Rome en 1450 et meurt à Mons en Belgique, sur la route du retour. On ignore pourquoi il rentrait au pays...
(On sait à dire vrai bien peu de choses sur cet artiste dont la lignée jouera un rôle important dans l'art français. Malgré son installation à Paris en 1444, il semble avoir gardé des liens avec les artistes demeurés en Flandres. Sa saisissante Crucifixion du Parlement de Paris, au moins en partie achevée en 1449 (Paris, musée du Louvre) révèle de nombreux liens avec l'art de Robert Campin (Saint Jean-Baptiste évoque celui du Triptyque Werl de Campin, daté comme on l'a vu de 1438). Les dimensions ambitieuses du retable, le groupe central font penser à van der Weyden déjà mûr.)
En ce qui concerne l'apport du séjour italien à la culture visuelle de van der Weyden, elle ne se décèle guère dans la suite de sa production. La Madone Médicis, ainsi nommée car elle présente les lys rouges de Florence et les Saints Côme et Damien (patrons des Médicis), est peut-être commandée par Côme en 1450, mais n'est achevée semble-t-il qu'à la fin de la carrière du peintre, et comme à reculons. Elle n'a rien de fondamentalement innovant et pas d'ambition particulière. C'est un petit tableau de dévotion. Notons que le dais blanc qui coiffe la composition était déjà présent dans la Trinité affligée attribuée à Robert Campin, et conservée à Saint Pétersbourg.
Plus significative est cette Lamentation du Christ mort dont la composition a été mise en rapport avec celle de Fra Angelico au couvent San Marco de Florence (1438, Munich, Alte Pinakothek, fig. 7 du lien). Le Flamand revient cependant à une vue bien plus naturaliste, alors que la vision de Dieu le père présentant son fils ressuscité à la sortie du tombeau était plus rare et intéressante. Reste que ce fond de paysage escarpé aux arbres étirés en hauteur tels des plumets a indéniablement des accents méridionaux.
Le passage par Florence est inévitable sur le trajet entre Bruxelles et Rome et l'artiste semble avoir mis à profit son voyage et bénéficié d'un accès privilégié au célèbre couvent de San Marco. Plutôt qu'artistique, le séjour ultramontain a dû jouer un rôle de prestige, à la fois social et religieux, dans la carrière du peintre.
Les éléments biographiques dont on dispose pour la fin de sa vie montrent qu'il est devenu un bourgeois respecté et un artiste de renommée internationale.
Ce succès est lié à la mise au point de formules efficaces :
des types physiques marqués constamment repris, notamment pour
le triptyque de grandes dimensions pour les grandes commandes (Triptyque de Pierre Bladelin, Triptyque de Sainte Colombe ci-dessous, Triptyque Abegg, Triptyque de Saint Jean-Baptiste placé sous une arcature gothique, Triptyque Sforza). Ils sont pour l'essentiel réalisés par l'atelier.
le triptyque portatif coupé au niveau du buste (Triptyque de la famille Braque ci-dessus).
la version transportable et flatteuse, appelée à devenir best-seller : le diptyque de dévotion avec Vierge à l'Enfant d'une part et portrait de donateur en buste d'autre part (Diptyque de Jean Gros, Diptyque de Jean Froidmont [et non Laurent d'après des recherches récentes] et d'autres portraits qui se présentaient sans doute ainsi avant d'être démembrés eux aussi). Il semblerait que plusieurs chevaliers de l'ordre de la Toison d'or se soient fait représenter ainsi vers 1461-62 (voir ci-dessous Antoine de Bourgogne).
Un tableau résume assez bien l'assemblage de clichés auquel pouvait donner lieu le travail de cet atelier devenu, si j'ose dire, la principale agence artistique du Nord de l'Europe : le Polyptyque de la Nativité du Metropolitan Museum de New York. Il reprend de manière un peu sèche des modèles connus par ailleurs pour la Visitation, Dieu le Père, les anges, la Vierge, le roi Mage enturbanné (semblable au spectateur du Mauvais Larron de Campin).
Gigantesque machine à produire du dessin, l'atelier de van der Weyden fournissait également des modèles à d'autres artistes, comme ici avec un sculpteur :
Pour une fois à cette époque ancienne, on tient probablement un vrai dessin préparatoire à l'exécution de la version sculptée. En effet, le bas-relief provenant d'un retable sculpté, conservé à l'Art Institute de Detroit présente un aspect extrêmement proche du dessin.
Dans l'organisation bien huilée (c'est le cas de le dire) des ateliers de peintres de la Renaissance, le maître dessine une esquisse (voir ci-dessous), laisse ses assistants broyer les couleurs, préparer le support, effectuer la mise en place de la composition, et se réserve pour les parties délicates (visages, mains) ou les reprises de composition. Il s'adonne aussi à certaines commandes spéciales, plus intimes ou prestigieuses. Voici quelques uns des chefs-d'œuvre de sa maturité.
Quel contraste avec les portraits de van Eyck ! Ici tout est jeunesse, sensualité, sérénité. L'audace du regard porté sur le spectateur est délaissée, par pudeur.
Autre important témoignage de l'implication personnelle du peintre, cette Crucifixion où la Vierge et Saint Jean sont vêtus de blanc en référence à la bure des Chartreux a été donné par l'artiste au couvent où son fils quelques années plus tôt (voir l'épisode précédent). Il s'agit de la troisième œuvre sûre du peintre, passée dans les collections royales espagnoles par achat dès 1555. Quasi symétrique, elle joue sur le contraste de la tenture écarlate, aux plis encore marqués, avec le drapé aigu de la Vierge et du « disciple que Jésus aimait ». Jésus confie à sa mère ce nouveau fils comme le peintre, son propre fils à l'Église. Celui-ci, serein, rend grâce en levant les mains. Dernier jeu de lignes droites...
Ainsi s'achève le parcours sans faute vers la gloire d'un peintre dont le style était devenu la norme dans les anciens Pays-Bas.
Ses silhouettes élancées, grandeur réelle, se découpant nettement sur le fond du tableau ont marqué les esprits. Tout comme sa façon de focaliser l'attention sur l'émotion, toujours digne et intériorisée. Le trait de van der Weyden est d'une précision parfois un peu froide, mais toujours juste. La fécondité de son atelier a été extraordinaire, mais aucune œuvre qui en émane ne peut être précisément datée. Tant et si bien que pour nous, il est devenu difficile de reconnaître un vrai van der Weyden, de dissocier l'invention de la réalisation. Non seulement ses grands retables exigent la réalisation à plusieurs, mais ses motifs, voire ses tableaux entiers, ont ensuite été copiés, recopiés, vénérés comme des classiques. Le style de van der Weyden s'est répandu dans toute l'Europe par le biais des artistes mais surtout des collectionneurs. Il existe ainsi une cinquantaine de copies anciennes de la Déposition de croix, une trentaine d'interprétations du Triptyque de Pierre Bladelin ! Cette vogue post-mortem est tout à fait inédite. En particulier, citons les copies réalisées pour Isabelle de Castille (le retable de Miraflores est copié par son peintre Juan de Flandes vers 1496) puis les achats de la reine Marie de Hongrie et du roi Philippe II (Déposition de croix et Crucifixion) au milieu du XVIe siècle. Tout comme van der Weyden, il s'agissait de s'inscrire dans un prestigieux lignage et d'en recueillir le précieux héritage.
Pour citer ce billet Stéphanie Deprouw-Augustin, « La droite ligne de Rogier van der Weyden (3) », Blog Apprendre à voir, 31 janvier 2013, https://deprouw.fr/blog/la-droite-ligne-de-rogier-van-der-weyden-3/.