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Léonard Limosin : l'apogée de l'émail peint (2)

Publié le 28 décembre 2013

Après avoir détaillé le parcours de l'artiste, j'aimerais poursuivre en analysant son style et sa technique — des modèles graphiques jusqu'à l'émaillage —, et voir ensuite ce que l'on peut en déduire du fonctionnement de son atelier.

Les modèles de Léonard Limosin : dessins et gravures

Comme on l'a vu précédemment, Léonard Limosin commence sa carrière en copiant des estampes (gravures) d'origine étrangère. Il puise à la fois dans le répertoire de la Grande et de la Petite Passion d'Albrecht Dürer, toutes deux gravées sur bois. Ce faisant, il n'est que l'un des vecteurs, parmi bien d'autres, de la très grande diffusion de ces gravures en Europe. Deux de ces émaux d'après la Petite Passion sont notamment conservés au musée des Beaux-Arts de Limoges, Adam et Ève chassés du Paradis terrestre et la Descente du Christ aux limbes, datés 1534.

Au-delà des Alpes, ce sont des gravures publiées à Rome sur le thème de l'Histoire de Psyché qui suscitent son intérêt. Durant toute sa carrière, il continuera à adapter en couleurs et en trois dimensions des compositions étrangères (Jugement de Pâris de Marcantonio Raimondi d'après Raphaël, Hercule étouffant Antée en présence de la Terre de Raphaël encore, gravé par Agostino Veneziano) ou françaises (Les Douze Mois de l'année d'Étienne Delaune). C'est ce que font tous les émailleurs de Limoges, qui sont rarement de bons dessinateurs.

Parfois cependant, l'artiste a été en contact direct avec l'auteur des compositions qu'il a reproduites. Lorsque Léonard Limosin travaille pour la cour de France, les contrats stipulent que l'émailleur devra suivre les pourtraitz (modèles dessinés) fournis par Michel Rochetel ou Niccolò dell'Abbate, tous deux connus pour avoir travaillé sur le chantier de Fontainebleau. Cela peut faire penser qu'il n'a pas un niveau suffisant pour dessiner lui-même. Les dessins de Niccolò conservés à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris sont à l'échelle, et ont été piqués à l'aide d'un compas pour le report des proportions : ce sont peut-être effectivement les cartons destinés à l'émailleur. Mais dans le cas des retables de la Sainte Chapelle, le contrat évoque que l'émailleur a fourni des projets dessinés de trois tailles différentes, et que le plus grand a été retenu. C'est bien lui qui propose les thèmes des médaillons, puisque l'un d'entre eux, la Déposition du Christ mort, est refusé. Il a donc une certaine part d'initiative.

Quant aux portraits des membres de la Cour, ce dont Léonard Limosin s'est fait une spécialité, il n'y a pas trace d'un contrat avec Jean ou François Clouet. Pourtant son travail démontre qu'il a eu accès à des dessins de leur atelier, et je crois, s'en est constitué des copies. En effet, un recueil de dessins en deux volumes, appelé le Recueil Fontette (du nom d'un collectionneur français du XVIIIe siècle, Charles-Marie Févret de Fontette), et conservé à l'Ashmolean Museum d'Oxford, pourrait bien — c'est mon hypothèse — être ce recueil de copies d'après les Clouet père et fils. Sur plus de 150 dessins, il montre au moins une quarantaine d'analogies probantes avec des émaux connus de Léonard Limosin. Cette hypothèse repose sur plusieurs éléments :

Recueil Fontette chevalier d'Ambres

Léonard Limosin ?, LE CHEVALIER D'AMBRES, dessin aux trois crayons
(cliché noir et blanc) du Recueil Fontette,
vers 1540-65, Oxford, Ashmolean Museum.

Parmi les personnages pour lesquels on dispose à la fois d'un émail et d'un dessin, on trouve bien sûr François Ier de son vivant puis après sa mort, la reine Éléonore d'Autriche, Louise de Savoie, mère de François Ier, Henri II, Charles IX, le duc d'Albe (chef des armées de Charles Quint), de nombreux membres de la famille de Guise, le connétable Anne de Montmorency (chef de l'État-major des armées françaises de François Ier à Charles IX), Henri d'Albret, grand-père de Henri IV, Jacques Galiot de Genouillac, grand-maître de l'artillerie, plus quelques cardinaux ou évêques. En somme, c'est surtout la très haute noblesse qui s'est ainsi fait portraiturer par le maître. Cet art de cour n'exclut pas une commercialisation plus vaste, comme semblent l'indiquer les nombreux exemplaires de certains portraits.

Pour illustrer cette proximité entre le Recueil Fontette et les émaux, je prendrai un exemple frappant, néanmoins problématique, avec un émail conservé au musée Condé à Chantilly. Celui-ci était traditionnellement intitulé Louis de Bourbon, duc de Montpensier (1513-1582) au moins depuis sa publication en 1850 comme pièce de la collection Debruge-Duménil (n° 702 du catalogue).

Leonard Limosin, Maffre de Voisins

Léonard Limosin, Maffre de Voisins, baron d'Ambres, vers 1540-65 ?,
20 x 14,5 cm, émail peint sur cuivre, Chantilly, musée Condé.

Le modèle de Jean Clouet pour le visage de Maffre de Voisins (et non François) est conservé en deux exemplaires dans la collection du musée Condé à Chantilly, qui correspond à l'ancienne collection de Catherine de Médicis. En voyant les dessins du Recueil Fontette, dont les inscriptions sont anciennes et semblent très fiables, j'ai compris pourquoi les colonnettes qui encadrent le personnage portaient des M : c'était une allusion au prénom (rare) du modèle. Les mains maladroitement figurées au premier plan (et restaurées) m'ont donné l'impression d'un émail tardif, sensation aggravée par la découverte de deux portraits rétrospectifs de Jacques Galiot de Genouillac datés vers 1590, avec ces mains en sens inverse (une version au CNAM ; un autre dans le recueil Petit-Destailleurs au musée Condé à Chantilly). L'émail pourrait bien être rétrospectif lui aussi, quoique le personnage me paraisse un peu trop obscur pour mériter de figurer dans une galerie de portraits d'hommes et femmes illustres à la fin du XVIe siècle. De plus il existe bien un émail de Léonard Limosin où le modèle a les mains jointes : le portrait d'homme conservé à la Frick collection de New York, signé LL 1542. En somme, il est plausible que Léonard Limosin ait dessiné de la sorte, fort probable que les dessins qui composent le recueil Fontette, parmi d'autres dessins, aient circulé dans l'atelier du maître et de ses successeurs, mais on ne dispose pas de preuve.
Aucun dessin de Léonard Limosin n'est donc encore assuré.

Léonard Limosin Résurrection BnF

Léonard Limosin, La Résurrection du Christ, 1544,
gravure à l'eau-forte, Paris, Bibliothèque nationale de France.
L'une des huit gravures subsistantes de Léonard Limosin sur l'histoire de Jésus,
très marquée par l'univers de Rosso
(notamment les personnages âgés en bas à droite).

En revanche, l'on conserve de lui huit compositions gravées à l'eau-forte signées en toutes lettres ou monogrammées, et datées 1544. Elles constituent une série cohérente sur le thème de la vie du Christ. Sont ainsi figurés dans l'ordre chronologique :

Ces gravures se placent sous l'influence des dessins de l'artiste italien Rosso Fiorentino, invité par François Ier à créer les nouveaux décors de son château de Fontainebleau. Plus précisément, elles évoquent les aquafortistes sans doute installés sur le chantier entre 1542 et 1547 : Léon Davent, Jean Mignon, Antonio Fantuzzi etc. Contrairement à la gravure au burin, qui exige plusieurs années d'apprentissage et de préférence une formation d'orfèvre, l'eau-forte s'acquiert beaucoup plus rapidement. Le caractère expérimental de ces gravures de peintre se repère à l'aspect grisâtre des feuilles, qui signifie qu'elles n'ont pas été assez mordues par l'acide nitrique (la plaque vernie n'est pas restée assez longtemps dans la cuve, donc les traits définis par l'artiste dans le vernis ne se sont pas creusés assez et l'encre n'a pas pu s'immiscer assez profondément dans les tailles). C'est le cas également chez d'autres artistes aujourd'hui rattachés au même courant artistique, comme Antonio Fantuzzi. Seul Léon Davent était un professionnel de la gravure et semble avoir eu un accès privilégié aux dessins de Rosso et de Primatice. Et pourtant, pas plus que Léonard Limosin il n'apparaît dans les comptes des Bâtiments du roi sur le chantier de Fontainebleau. Rappelons, comme on l'a vu dans l'article précédent, que lors du contrat avec Michel Rochetel pour les Apôtres d'Anet en 1545, un an après la réalisation des gravures, Limosin n'est pas cité sous son nom propre mais simplement désigné par le vocable « l'émailleur du roi ».

Si la présence de Léonard Limosin à Fontainebleau n'est pas attestée dans les archives, ses œuvres témoignent pendant une bonne dizaine d'années (au moins jusqu'en 1557) qu'il a été marqué par la manière singulière qu'avait Rosso d'aborder l'anatomie humaine, et de la mêler à un riche univers ornemental. Il a certainement côtoyé le Bolonais Antonio Fantuzzi, simple assistant à Fontainebleau de 1537 à 1540, puis explicitement chargé, d'après les comptes royaux, de fournir des modèles (d'après Rosso et Primatice) aux artisans de la galerie et des autres grands chantiers du début des années 1540. En effet on perçoit des influences directes de Fantuzzi sur Limosin, que ce soit dans les scènes narratives comme Circé et les compagnons d'Ulysse datée vers 1542, ou dans les décors, tels l'encadrement de l'Ignorance chassée de la galerie François Ier, à motifs de satyres (vers 1542-43) repris bien plus tard dans l'encadrement du portrait d'Anne de Montmorency (1556). Les mascarons (masques), cuirs, guirlandes et chutes de fruits curieusement présents dans les gravures de Limosin sur le thème de la Passion viennent également des encadrements gravés par Fantuzzi vers 1542-43, qui seront popularisés par Jacques Androuet du Cerceau dans les Compartiments de Fontainebleau parus entre 1545 et 1547. Quoi qu'il soit mort en 1540, Rosso continue d'exercer une influence durable sur l'art français et Léonard Limosin en est l'un des interprètes les plus fidèles.

Léonard Limosin Renvoi du Christ par Hérode BnF

Léonard Limosin, Le Renvoi du Christ par Hérode, 1544,
gravure à l'eau-forte, Paris, Bibliothèque nationale de France.
Sans doute la composition gravée la plus aboutie de l'artiste,
elle porte même ses armoiries, pendant d'une chute de fruits.
Hélas la morsure n'est pas suffisante, d'où son aspect grisâtre et légèrement flou.

Dans la seule peinture connue de Léonard Limosin, L'Incrédulité de Saint Thomas (1551, voir l'illustration au message précédent), les nez très droits, souvent figurés de profil, les mains crochues des apôtres, l'air lugubre du protagoniste, saint Thomas, sont encore des marques évidentes de l'influence du Rosso. Les teintes mordorées qu'il emploie font également penser à la peinture italienne, même s'il est possible qu'elles soient moins vives qu'autrefois. Plus typiques de Léonard Limosin en revanche sont les paupières bordées d'un fin trait noir, ce qui se traduit dans l'émail par des pupilles formées d'une goutte noire perpendiculaire à la paupière.

Les gravures de Léonard Limosin sont d'une extrême rareté, puisque la plupart sont uniques, et trois existent en double exemplaire : tout indique des tirages d'auteur, faits pour son propre plaisir et non destinés à la commercialisation. Six de ces estampes ont donné lieu à une réalisation d'émail peint, avec adaptation de la composition pour tenir dans un médaillon ovale : l'Annonciation et L'Entrée du Christ à Jérusalem sont au musée national de la Renaissance à Écouen, le Baiser de Judas à la Walters Art Gallery de Baltimore, la Cène signée LEONARD L et datée 1557, le Christ renvoyé par Caïphe et la Résurrection à nouveau à Écouen. Huit émaux supplémentaires existent : le Christ devant Pilate (Écouen), la Flagellation (Écouen), le Couronnement d'épines (Écouen), l'Ecce Homo (Écouen), le Portement de croix (Écouen), la Crucifixion (Limoges, musées des Beaux-Arts, seul élément connu de la série à être daté 1556), la Déposition de croix signée LEONARD L (Écouen), et enfin la Descente aux limbes (Écouen). D'autres gravures de Léonard Limosin pourraient bien resurgir.

On ne recense aucune autre série d'émaux, ni contemporaine de Limosin, ni postérieure (au sein de la famille) d'après les mêmes gravures. Lorsque Jean I Limosin, petit-fils de Léonard, signe son Annonciation et sa Résurrection en 1605 (Baltimore, Walters Art Gallery), il s'appuie sur des gravures d'Antoine Wierix d'après Martin de Vos (1588) et non sur les archives familiales. Pourtant, il tient avec son frère Léonard un florissant commerce d'émaux, jusqu'à ce qu'un procès ne les oppose. En juin 1615, le jugement rendu partage les biens familiaux : à Jean, le plus artiste manifestement, « les esmails qui sont en pièce, les fourneaulx et les livres de taille doulce (des gravures sur cuivre), les patrons et tableaux qu'il trouvera dans la maison et tout ce qui consiste en son état et vacation », tandis que l'aîné, Léonard, garde la maison du faubourg Manigne où leur grand-père tenait son atelier.

Une technique d'émaillage parfaitement maîtrisée

Leonard Limosin Osee detail

Léonard Limosin, Le prophète Osée (détail), élément d'un retable, vers 1535,
émail peint sur cuivre,
Écouen, musée national de la Renaissance.

Si, comme on l'a vu, les capacités de Limosin dans le domaine du dessin restent limitées, en revanche il excelle à l'émaillage. Le travail de Léonard Limosin se caractérise par sa profusion ornementale, et notamment une abondance des ornements dorés finement posés, durant toute sa carrière. Mèches de cheveux ondulées, cartouches, décor d'armures, bijoux, camées, bustes, inscriptions etc. sont omniprésents. Au-delà du pur ornement, ils jouent souvent un rôle dans la composition, par exemple la nuée qui enveloppe les déesses dans le Jugement de Pâris de 1562. Il n'y a que dans les grands portraits ovales que l'ornement doré est rejeté en marge, dans le cadre en grisaille.

Ses outils sont variés : en plus de la spatule, utilisée pour les aplats de couleurs, il manie le pinceau très fin et l'aiguille, qui permet de retirer de la matière pour dégager une couche inférieure. Cette pratique est particulièrement visible dans le décor en grisaille, dégagé sur un fond noir, bleu nuit ou vert (voir l'échiquier/trictrac dans le précédent message). Même s'il n'en est peut-être pas l'inventeur, Limosin a certainement contribué à mettre cette technique à la mode.

Léonard Limosin Psyché Ecouen

Léonard Limosin, Le repas de Psyché dans le palais de l'Amour (détail), vers 1543,
émail peint sur cuivre, 17,7 x 23,3 cm, Écouen, musée national de la Renaissance.
On voit bien les hachures destinées à créer les zones d'ombres. Obtenues à l'aiguille, elles permettent de dégager la couche noire recouverte d'une couche blanche plus ou moins épaisse selon le modelé désiré.

L'émail peint emploie les mêmes pigments que la céramique : plomb (transparent), plomb + étain (blanc opaque), cobalt (bleu nuit), manganèse (violet à brun), cuivre (bleu turquoise et vert), antimoine et/ou fer (jaune) etc. Contrairement à la céramique toutefois, l'émail peint nécessite un travail couche par couche, et autant de cuissons qu'il y a de couleurs sur la plaque de cuivre. Une cuisson à température trop élevée fait fondre les couleurs sensibles et apparaître des bulles. Ses fonds bleus de cobalt sont particulièrement intenses, grâce à la pose d'une couche de préparation blanche. Il est aussi l'un des rares émailleurs à savoir produire la couleur rouge (sans doute à base de fer) : dans la corne de 1538, le chapeau du portrait de cardinal à la collection Frick (New York) ou encore dans la Descente aux Limbes du musée de Limoges. Son usage reste toutefois très limité. Vers la fin de sa carrière (voir le message précédent), il propose des teintes pastel (bleu ciel, vert tendre, mauve) ou plus acides (jaune citron). En tous les cas, c'est un brillant coloriste, capable de nombreuses nuances et d'effets marbrés, ce qui suppose des mélanges de pigments assez risqués.

Pour simuler le brillant des diamants, il utilise des paillons, comme c'était l'usage : une feuille d'or ou d'argent noyée dans l'émail translucide. Il joue aussi avec les reflets de la plaque de cuivre, en laissant certaines parties en réserve. Couvertes d'un simple fondant transparent, elles apparaissent brun-cuivré, comme ici le casque et le bouclier du héros. Ces deux techniques existaient déjà depuis une génération, cela dit. Plus nouveau est le traitement du modelé dans les portraits en grand format : il crée les zones d'ombres grâce à des hachures noires (manganèse), comme sur des gravures, et rend la chaleur du teint par un lavis de sanguine (à base d'hématite, donc de fer) appliqué en petits points plus ou moins denses.

Leonard Limosin Protesilas

Léonard Limosin, Protésilas, de la série des Héroïdes, vers 1560-65,
31 x 24 cm, émail peint sur cuivre,
Compiègne, musée Vivenel.

Le style des émaux de Léonard Limosin, même signés ou monogrammés (LL), n'est pas tout-à-fait homogène, ce qui paraît logique étant donné que les émailleurs travaillaient comme les peintres, à l'aide d'un atelier. L'émail ci-dessous est un exemple flagrant de la répartition des rôles lors de la réalisation d'une série d'émaux (ici, 32 ou 34 à l'origine).

Léonard Limosin pseudo Phèdre

Atelier de Léonard Limosin, Personnage des Héroïdes d'Ovide : Phèdre ?, vers 1560-65, émail peint sur cuivre, 31 x 24 cm, Le Puy-en-Velay, musée Crozatier, dépôt du musée du Louvre. Cette plaque a subi une surcuisson qui a fait disparaître la dernière couche, constituée du lavis d'hématite et de la dorure. Les bijoux sont faits d'anciens paillons aujourd'hui dégradés.

Un travail d'atelier

Les spécialistes d'émaux ont, comme pour la peinture, l'habitude d'attribuer les pièces qui semblent un peu faibles sur le plan technique ou stylistique à l'atelier. Autant les pièces signées en toutes lettres LEONARD LIMOSIN sont de très bonne qualité, autant celles qui sont simplement monogrammées, a fortiori celles qui ne sont pas signées du tout, présentent le meilleur comme le pire, surtout à partir des années 1560. On trouve cependant des émaux un peu faibles dès les années 1540 : les encadrements des émaux d'Anet, datés vers 1545-47, ne sont pas à la hauteur du maître, malgré la commande royale. Sans doute Léonard Limosin a-t-il eu du mal à obtenir ces pièces de grandes dimensions dans les délais. Et comment dater une pièce comme ce portrait de Charles IX, titrée sur le contre-émail Charles 9 rois de France +LL+ né en 1550 (Londres, British Museum) ? Qui, au sein de l'atelier, réalisait ces portraits graciles ? C'est sans doute l'afflux de commandes, plus que l'incapacité du maître, qui explique que la qualité des pièces monogrammées diminue à partir de 1560 : en effet plusieurs pièces signées en toutes lettres sont postérieures à cette date, qui révèlent encore une parfaite maîtrise technique.

J'ai montré par exemple que sur les quatre portraits d'Anne d'Este connus, dont l'un sous le nom de l'héroïne antique Médée, l'un seulement devait être du maître lui-même, celui du British Museum, signé en toutes lettres, que je crois pouvoir dater vers 1563-65, et qui aurait servi de présent diplomatique lors du séjour d'Anne d'Este à Limoges en 1565. Deux autres versions (Compiègne, musée Vivenel et Chantilly, musée Condé) sont très fidèles à l'original et en sont, au moins pour la première, contemporaines, tandis que la dernière est purement ornementale et ne peut dater que de la fin du 16e siècle (New York, Metropolitan Museum of Art). On pourrait encore citer le cas d'émaux de bonne qualité à mettre en relation avec des dessins de piètre facture, tels ces portraits rétrospectifs du connétable Charles de Bourbon dont la version émaillée se trouve au musée des Beaux-Arts de San Francisco (Palace of the Legion of Honor).

Dessin charles de Bourbon louvre

Anonyme d'après Jean Clouet : atelier de Léonard Limosin (?),
Charles, connétable de Bourbon, XVIe siècle,
dessin aux trois crayons, Paris, musée du Louvre.

Ce que l'on observe sur les émaux se confirme au moins en partie dans les documents. Dans le cas précis des émailleurs limousins, la coutume locale voulait que les fils d'artisans, à moins d'être émancipés, travaillent au sein de l'atelier paternel tant que celui-ci est vivant. On a vu dans le précédent billet que Léonard Limosin avait un frère émailleur, Martin, cité dans les archives en 1541. Il n'a jamais signé aucun émail en son nom propre. L'opinion la plus communément répandue veut qu'il ait été chargé de préparer les plaques de métal et les cuissons au sein de l'atelier porté par son frère : ce n'est bien sûr qu'une hypothèse. Plus tard, en 1564, Limosin part travailler à Bordeaux avec ses deux fils prénommés François, Jean (III ?) Pénicaud et Jean Miette. Cela suppose qu'il a déjà travaillé avec eux. Dans le cas de Jean Pénicaud, il est étrange que celui-ci ne soit pas l'élève de son père. J'y vois pour ma part le signe de relations privilégiées entre Léonard Limosin et la dynastie Pénicaud :

Jean Miette est quant à lui l'auteur probable de quelques pièces dont certaines sont monogrammées IM, au style proche de celui de Léonard Limosin (Londres, British Museum). Sa vie est très mal connue (il apparaît dans les archives de 1563 à 1565).

Un François Limosin, qui utilise le monogramme FL, a donné quelques œuvres dans les années 1580 et 1590 : c'est très certainement l'un des deux fils cités en 1564 et restés dans l'ombre jusqu'à la mort de leur père vers 1576. Sa maîtrise de l'émail n'est pas exceptionnelle. Il pourrait être l'auteur des portraits émaillés que l'on peut dater autour de 1600, ainsi que de portraits dessinés, conservés au musée des Arts-et-métiers et à la Graphische Sammlung de Munich.

Ce sur quoi nous n'avons hélas aucun élément, ce sont les séjours de Léonard Limosin à la cour. On ignore par exemple s'il a jamais eu un deuxième atelier en région parisienne, ou s'il a toujours tout fait ou fait faire à Limoges, ce qui me semble le plus plausible. En tous les cas, son succès commercial certain (j'en veux pour preuve les archives fiscales de Limoges) n'a tout de même pas empêché ses meilleurs confrères, Pierre Reymond et Pierre Courteys, d'obtenir des commandes de membres de la cour de France.

La redécouverte de Léonard Limosin

Après un siècle de quasi oubli, les émaux de Léonard Limosin, à l'instar des arts décoratifs français de la Renaissance, attirent les collectionneurs, notamment anglo-saxons, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Sir Andrew Fountaine (1676-1753) semble avoir joué un rôle pionnier en la matière. En France, c'est au moment de la Révolution qu'Alexandre Lenoir expose des émaux de Limosin dans son musée des Monuments français, et que l'avocat Antoine Vivenel entame sa collection qui fonde l'actuel musée municipal de Compiègne. Plus tard dans le XIXe siècle, des aristocrates anglais tels Hollingworth Magniac ou Henry Danby Seymour le disputent encore à des Français comme James et Gustave de Rothschild ou le duc d'Aumale. L'art de l'émail trouve sa place dans les compétitions internationales que sont les expositions universelles à partir de 1851 : l'artisanat ancien s'y mêle aux productions contemporaines des métiers d'art et de l'industrie. Le peintre Blaise Desgoffe présente au salon de 1863 un étonnant tableau où figure un cadre d'émail inspiré du retable de la Sainte Chapelle. Curieusement, le titre mentionne l'émailleur Jean, et non Léonard Limosin. Son tableau est acquis par l'État au Salon, preuve que le sujet intéresse.

Desgoffe vase émaux orsay

Blaise Desgoffe, Vase de cristal de roche du XVIe siècle, escarcelle de Henri II,
émaux de Jean Limousin [sic], etc., objets tirés des collections du musée du Louvre
,
1862, huile sur bois, Paris, musée d'Orsay.
Le tableau fut acheté par l'État au Salon de 1863.

L'effervescence du marché de l'art dans le domaine des arts décoratifs de la Renaissance à cette époque explique la part belle consacrée aux œuvres de collections particulières dans les ouvrages érudits de Maurice Ardant (1859), Jules Labarte (1872-75) puis Louis Bourdery et Émile Lachenaud (1897), où Léonard Limosin est progressivement réhabilité. Elle suscite également des imitations d'émaux, voire des contrefaçons. Julien Robillard, aide-émailleur à la manufacture de Sèvres en 1845-46 puis installé à son compte à Paris, a dû exécuter quelques faux Léonard Limosin, tandis que le peintre, poète et émailleur Claudius Popelin rendait un hommage vibrant à son lointain modèle dans L'art de l'émail : leçon faite à l'Union centrale des Beaux-Arts, le 6 mars 1868. Méfiance donc, lorsqu'un émail attribué à Léonard Limosin se présente sur le marché ! Entre pièces authentiques mal restaurées, œuvres d'atelier et imitations plus récentes, il existe largement de quoi décontenancer même les connaisseurs.

Quelques conseils de lecture

Ils permettent de retrouver l'essentiel de la bibliographie.

Un grand merci à Séverine Lepape (Paris, BnF) et Nadine Orenstein (New York, MET) qui ont facilité mes recherches sur les gravures de Léonard Limosin, et une pensée spéciale pour Clare Vincent (New York, MET) et Béatrice Beillard (restauratrice) qui m'ont donné le goût des émaux.

Stéphanie Deprouw-Augustin, « Léonard Limosin : l'apogée de l'émail peint (2) », Apprendre à voir, (https://deprouw.fr/blog/), 28 décembre 2013.

Pour citer ce billet Stéphanie Deprouw-Augustin, « Léonard Limosin : l'apogée de l'émail peint (2) », Blog Apprendre à voir, 28 décembre 2013, https://deprouw.fr/blog/leonard-limosin-le-bref-apogee-de-lemail-peint-2/.

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